Résumé :
- La politique commerciale américaine, agressive depuis l’élection de D. Trump, génère des tensions entre les grandes puissances économiques ;
- Les justifications de cette politique commerciale ne sont pas toutes « farfelues » : l’emploi manufacturier américain a souffert de la mondialisation, en particulier depuis l’arrivée de la Chine sur les marchés internationaux ;
- Mais les incohérences sont multiples, et la politique de « cavalier seul » des Etats-Unis met en jeu l’équilibre économique mondial, dont les Etats-Unis sont la clé de voûte.
L’actualité économique des derniers mois a été marquée par la mise en place des premières mesures protectionnistes du Président américain D. Trump et de la réaction des économies partenaires, entre droits de douane supplémentaires, exemptions et représailles. Cet article cherche à démêler les bons et faux arguments qui justifieraient l’augmentation des barrières commerciales américaines, en particulier contre la Chine, et met en lumière les enjeux économiques de cette possible « guerre commerciale ».
Depuis la période de l’entre-deux guerres, les crises économiques sont souvent marquées par une augmentation des barrières commerciales, et celle de 2007-2008 n’a pas fait exception. Toutefois, à la surprise de beaucoup, la réaction protectionniste a été plus faible qu’attendue, soulignant le succès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La campagne présidentielle américaine et la récente élection de D. Trump à la présidence des Etats-Unis a malgré tout maintenu le protectionnisme économique en tête des débats internationaux. Alors que les politiques monétaires sont sur le point de se normaliser, D. Trump a engagé dans une politique commerciale presque aussi agressive que celle annoncée pendant sa campagne.
Trois jours après être officiellement devenu président des Etats-Unis, celui-ci a ainsi annoncé le retrait des Etats-Unis du Partenariat Transpacifique[1]. En janvier 2018, il a également imposé des droits de douane supplémentaires sur les panneaux solaires et les lave-linges. Cet élan protectionniste s’est renforcé en mars 2018 avec l’imposition de droits de douane supplémentaires sur les importations d’acier (25 %) et d’aluminium (10 %).
Retour sur cinq mois de tensions commerciales
Cet élan protectionniste a été reçu comme un véritable choc. Les deux plus gros partenaires commerciaux des Etats-Unis, le Canada et le Mexique ont été temporairement exemptés de ces hausses de droits de douane, le temps que l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) soit renégocié. L’Union européenne, a répondu en menaçant de taxer les produits américains (le bourbon, et les motos Harley-Davidson), ce qui lui a aussi permis d’obtenir un sursis[2].
Cependant, une véritable escalade a eu lieu avec la République populaire de Chine : elle a déclaré qu’elle pourrait déprécier sa monnaie afin de se protéger des augmentations de droits de douane sur ses produits exportés aux Etats-Unis. Dès le début du mois d’avril, le ministre du commerce chinois a également imposé des droits de douane allant de 15 à 25 % sur plus d’une centaine de produits américains. Le représentant américain du commerce a répondu en publiant une liste de produits chinois « à taxer ». La Chine s’est défendue le lendemain en taxant à 25 % une centaine de produits, parmi lesquels les graines de soja, qui sont la première exportation agricole américaine vers la Chine. Après des pourparlers entre les délégations chinoises et américaines, une trêve a été signée le 19 mai 2018, mettant fin au premier épisode de guerre commerciale connu depuis l’entre-deux guerres. Cependant, cela ne semble pas s’arrêter là, car le 1er juin 2018 les exemptions tarifaires du Canada, du Mexique et de l’Union Européenne, ont pris fin.
Jusqu’au début de l’année, l’éventualité de la mise en place d’une politique commerciale aussi agressive que celle annoncée par Donald Trump pendant sa campagne était écartée par la plupart des politiques et des économistes. Comment expliquer cet élan protectionniste de la part des Etats-Unis, au moment même où les effets de la crise semblent disparaître ?
Le protectionnisme, un pilier de la politique « America first » (Donald Trump, 2016)
La rhétorique de Trump repose, entre autres, sur la réduction du déficit commercial américain : celui-ci s’élève à plus de 500 milliards de dollars, ce qui en fait le plus gros déficit mondial. En concentrant une grande partie de son action sur cet objectif, beaucoup ont affirmé que Trump était un mercantiliste : cela traduit une politique économique offensive ayant pour but d’accumuler le plus gros surplus commercial. Mais la volonté américaine de réduire le déficit commercial ne repose pas sur ce désir d’accumulation. La politique protectionniste de Trump vient du fait qu’il juge ce déficit comme étant le reflet des disfonctionnements et des injustices économiques que subissent les Etats-Unis dans la mondialisation actuelle. Selon lui, réduire le déficit commercial, c’est donc protéger l’économie américaine de partenaires commerciaux déloyaux.
C’est en effet sur cette rhétorique de protection de l’économie américaine, et plus particulièrement la protection de l’emploi américain, qu’a reposé la campagne de Donald Trump, comme les slogans « make America great again » et « America first » en témoignent. Légalement, ces augmentations de droits de douane sont permises par le « Trade Expansion Act » (section 232) de 1962 selon lequel le président américain peut imposer des droits de douane sur un produit si cette importation met en danger la sécurité nationale[3]. Par « sécurité nationale » on peut comprendre la santé économique du pays : Donald Trump a ainsi annoncé une loi pour la fin de la délocalisation, s’alliant à son contrat avec l’électeur américain[4].
Théoriquement, augmenter les droits de douane permet à un pays de protéger ses entreprises de la concurrence étrangère : en augmentant le prix des produits importés, les droits de douane sont censés détourner la consommation nationale vers les biens nationaux, relançant ainsi la production des entreprises locales. La relance de l’économie qui s’en suit doit profiter à l’emploi national, car les entreprises nationales, qui font plus de profits, n’ont plus besoin de recourir aux licenciements et à la délocalisation.
Très tôt Donal Trump a rendu très clair son intention de viser les économies qui gagnaient des avantages commerciaux « injustes », et qui, selon lui, menaçaient l’économie américaine. Cette terminologie vient des articles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et du Fonds monétaire international (FMI)[5], selon lesquels un pays peut se défendre contre un autre si ce dernier utilise des politiques peu conventionnelles pour gagner un avantage commercial. Parmi ces politiques, c’était la manipulation monétaire qui était mise pour cible : en intervenant sur le marché des changes, une banque centrale peut déprécier sa monnaie (allant parfois jusqu’à la sous-évaluer), ce qui va améliorer sa compétitivité-prix. En effet, une dépréciation fait baisser le prix en monnaie étrangère des produits exportés, et permet ainsi une augmentation du volume des exportations.
Cette question de la sur- ou sous-évaluation des monnaies a déjà été abordée sous la présidence de Barak Obama : vingt-trois sénateurs avaient écrit au Président pour qu’une clause monétaire soit inscrite dans l’Accord Transpacifique, selon laquelle des preuves de manipulation monétaire autoriseraient les pays signataires à augmenter leurs droits de douane. Sous couvert de cette clause, c’était bien la Chine qui était visée, et qui l’est toujours aujourd’hui. Mais pourquoi cette obsession américaine pour la Chine ?
Le « choc chinois »
Pendant plusieurs décennies, la Chine a été accusée de manipuler sa monnaie, c’est-à-dire de maintenir un taux de change artificiellement bas à coups d’intervention sur le marché des changes. Ses détracteurs expliquaient ainsi pourquoi la Chine gagnait tant de parts de marché, grâce à ses produits à bas prix, dont l’exportation était facilitée grâce à une monnaie faible.
Puis la Chine est entrée dans l’OMC (2001), et a entamé une phase de libéralisation économique. A partir de 2005, elle a notamment indexé le cours de sa monnaie sur un panier de cinq autres monnaies (le dollar américain, l’euro, la livre sterling, le yen, et le wong). Le renminbi s’est ainsi progressivement apprécié, faisant taire les critiques sur le cours de cette monnaie, même si le régime de change reste administré. Ceci explique pourquoi le Congrès américain, chargé de définir quel pays pourrait être qualifié de manipulateur, n’a jamais désigné quiconque.
Cependant, si le premier pilier de la rhétorique protectionniste de Donal Trump tombe à l’eau, le deuxième, lui, tient toujours. Le développement économique soudain de la Chine et sa transition vers l’économie de marché ne se sont pas fait sansheurts pour les économies développées. C’est ce que les économistes ont appelé le « choc chinois »[6] : l’entrée de la Chine dans la mondialisation économique en 2001 a profondément affecté les économies avancées. En prenant le point de vue des Etats-Unis, l’augmentation soudaine de la part des produits chinois dans les importations américaines (ce qu’on appelle le taux de pénétration) est concomitante à une baisse de la part de l’emploi manufacturier aux Etats-Unis, comme le montre la Figure 1. Plusieurs économistes ont montré que l’arrivée massive des produits chinois sur le marché a entraîné aux Etats-Unis une augmentation du chômage, une diminution du taux d’emploi, et une baisse des salaires dans les secteurs en compétition avec ces mêmes produits : les consommateurs ont substitué des produits chinois aux produits américains, entraînant ainsi la dépression du secteur manufacturier.
C’est dans cette optique qu’un accord a été trouvé entre les Etats-Unis et la Chine : cette dernière s’est engagée à augmenter ses importations de produits énergétiques et agricoles américains, en échange d’une baisse des droits de douane américains. Cette déclaration d’intention prend tout son sens quand on sait que le déficit commercial entre les deux pays s’élève à près de 375 milliards USD. De la même façon, le Brésil, l’Argentine, l’Australie et la Corée du Sud ont vu leur exemption renouvelée, après avoir accepté de réduire leurs exportations d’acier et d’aluminium aux États-Unis. Ces derniers rebondissements soulignent encore une fois la volonté de D. Trump : réduire le déficit commercial américain coûte que coûte, en brandissant la menace protectionniste sans nécessairement la mettre à exécution.
« Trade wars are good, and easy to win » (Donald Trump, mars 2018)
La politique commerciale de Donald Trump souffre cependant de plusieurs incohérences quand elle est confrontée à son discours. Si l’impact du « choc chinois » est avéré, l’emploi américain semble bien se porter : en décembre 2017, le taux de chômage américain était de 4,1 %, et de seulement 3,3 % dans le secteur manufacturier. L’argument de protection de l’économie américaine est donc loin d’être suffisant pour justifier cette politique commerciale. De plus, pour limiter l’exposition de son économie à la concurrence internationale, l’administration américaine a recours à des droits de douane de « sauvegarde » qui sont appliqués de fait, sauf exemption postérieure, à tous les partenaires commerciaux des Etats-Unis. Or, si l’on prend l’exemple de l’acier et l’aluminium, les Etats-Unis ont taxé des produits qui proviennent essentiellement de leurs alliés économiques. Selon des chiffres récents, les produits chinois ne représentent que 2 % de l’acier et l’aluminium importé par les Etats-Unis[7].
Par ailleurs, si les barrières douanières permettent de protéger l’industrie en concurrence avec l’étranger, cela ne se fait pas sans dommages collatéraux. Chaque mesure protectionniste a des effets néfastes pour les autres agents économiques : l’augmentation des prix à la consommation se traduit par une baisse du pouvoir d’achat des consommateurs locaux ; l’augmentation du prix des biens importés va également augmenter les coûts de production des autres industries, qui peuvent voir leurs profits diminuer[8].
Cette politique commerciale agressive accroît également les tensions économiques entre les grandes puissances économiques. Suite à l’annonce des taxes, la réaction des partenaires commerciaux des Etats-Unis a été très violente. Le Canada et le Mexique, ainsi que l’Union européenne, viennent de voir leur exemption toucher à leur fin, et ont prévenu les Etats-Unis qu’ils prendraient des mesures rapidement, allant même jusqu’à saisir l’OMC et attaquer les Etats-Unis.Cet échange de menaces a ainsi fait remonter les craintes d’une nouvelle guerre commerciale. La dernière en date avait eu lieu pendant l’entre-deux guerres, lorsque la crise des années 1930 et la faiblesse du Gold Standard avait poussé les économies à augmenter les droits de douane les unes contre les autres, dans l’espoir de protéger leurs industries du marasme. A cela, certains économistes mettent en avant la possibilité d’une « guerre des monnaies » : la menace de la Chine de désindexer sa monnaie et de la déprécier en réponse aux mesures protectionnistes auraitun impact considérable sur l’ordre économique mondial. Ce scenario est sûrement peu plausible à ce stade, car il irait à l’encontre de la volonté et des efforts de la Chine pour faire du renminbi une monnaie internationale.
Enfin, les Etats-Unis ont récemment exercé leur veto sur la nomination d’un nouveau juge pour régler les conflits à l’OMC, ce qui laisse craindre un blocage des institutions économiques internationales. Cette politique de cavalier seul est inquiétante quand on connaît le rôle des Etats-Unis dans l’économie mondiale : ce sont le deuxième exportateur et le premier importateur mondial, tous produits confondus. L’impact sur l’équilibre commercial international n’est donc pas négligeable. Par ailleurs, ces décisions ont un impact sur la monnaie américaine: le dollar réagità chaque déclaration protectionniste du président des Etats-Unis, ce qui tend à l’apprécier. Or cette monnaie est la clé de voûte du système monétaire international, ce qui répercute, dans une certaine mesure, les choix de Donald Trump sur les autres économies.
Conclusion
L’agressivité de la politique commerciale américaine depuis le début de l’année 2018 a beaucoup surpris, et a généré de nouvelles tensions entre les grandes puissances internationales. L’argument invoqué de « sécurité nationale » se justifie si l’on prend en compte l’impact sur l’économie américaine de la mondialisation et de l’entrée de la Chine sur le marché mondial. Cependant, il perd son sens quand les économies touchées par les droits de douane supplémentaires sont les premiers partenaires commerciaux, et donc alliés, des Etats-Unis. Les incohérences de la politique commerciale de D. Trump empêchent de statuer sur l’éventualité d’une nouvelle « guerre commerciale », mais la menace est bien là, et a chaque négociation elle sert l’objectif américain actuel : la réduction du déficit commercial.
[1] Le Partenariat Transpacifique est un traité multilatéral de libre échange signé en février 2016 par douze économies d’Amérique et d’Asie.
[2] Ces exemptions ont été levées le 1er juin 2018.
[3] Cette section n’a jamais été invoquée depuis la création de l’OMC en 1995.
[4] Voir “End of the Offshoring Act” et “Contract with the American voter”.
[5] Voir l’article XV de l’OMC, et l’article IV du FMI.
[6] Voir Autor, Dorn, and Hanson (2013) : « The China Syndrome: Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States ». Pour plus d’informations voir également http://chinashock.info/
[7] Part dans les importations d’acier des Etats-Unis : Canada 16 %, Brésil 13 %, Corée du Sud 10 %, Mexique 9 %, Chine 2%. Source : https://atlas.media.mit.edu/en/
[8] Pour plus de détails, voir Sébastien Jean & Ariell Reshef, « Why Trade, and What Would Be the Consequences of Protectionism? », CEPII Policy Brief 2017- 18.