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Les manifestations influencent elles les politiciens ? (Recherche du Mois)

 

Do political protests matter? Evidence from the Tea Party movement

Andreas Madestam, Daniel Shoag, Stan Veuger et David Yanagizawa-Drott

Quarterly Journal of Economics, 2013

 

 

Le quinquennat qui s’achève a été marqué par de nombreux mouvements sociaux  appelant à une réorientation des politiques menées. On peut ainsi penser au mouvement des Gilets Jaunes à l’automne 2018, ou plus récemment, les manifestations des opposants au pass sanitaire (principalement durant l’été 2021) [1].

Les économistes – à l’instar de nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales [2] – s’intéressent depuis longtemps aux mouvements sociaux. L’une des nombreuses questions soulevées est celle de leurs effets. Notamment, parviennent-ils à influencer les décisions publiques et les choix politiques ? Et dans ce cas, par quel biais ?

Apporter une réponse à cette question n’est pas évident. En l’absence de revendication ciblée (comme l’abandon d’un projet de loi, etc.), il peut être difficile d’observer si un homme ou une femme politique modifie son comportement pour « s’aligner sur » les revendications des manifestants.

Mais, au-delà de ce problème d’observer une modification des politiques menées, un autre problème subsiste. Une manifestation réclamant une réorientation des politiques menées risque d’être corrélée avec un mécontentement plus général de la population. Un élu pourrait réagir à une cote de popularité en berne (dans des sondages) plutôt qu’à la mobilisation de la rue. Cela suggère que pour connaître l’impact d’une mobilisation, il faut être capable de le distinguer des « préférences politiques » au sein de la population.

L’article de Madestam et al. (2013) s’intéresse ainsi à l’impact causal des manifestations politiques, en se fondant sur l’exemple du mouvement du Tea Party (en 2009) aux Etats-Unis. Cette étude de cas facilite le travail des auteurs : grâce à une méthodologie originale, ils parviennent dès lors à mesurer l’effet causaldu mouvement sur la politique américaine. Enfin, ils discutent des mécanismes pouvant expliquer leurs observations.

 

L’effet causal du Tea Party Movement

Le mouvement du Tea Party (nommé d’après la Boston Tea Party de 1773) est un mouvement conservateur étatsunien né de l’opposition aux politiques de relance décidées à la suite de la crise financière de 2008. Le mouvement débute (modestement) en février 2009, avant de prendre de l’ampleur. En particulier, le 15 avril 2009, entre 440 000 et 810 000 personnes (selon les sources citées par l’article) manifestent dans plus de 500 lieux différents pour le « jour des impôts » (Tax Day).

Notes : Les mobilisations du 15 avril 2009. Source :Andreas Madestam, Daniel Shoag, Stan Veuger et David Yanagizawa-Drott, “Do political protests matter? Evidence from the Tea Party Movement”, Quarterly Journal of Economics, 2013, pp1633-1685.

 

Madestam et al. (2013) cherchent à savoir si ces manifestations ont eu un impact sur les élus locaux, notamment en altérant les votes subséquents des membres de la Chambre des représentants (les congressmen). L’étude de cas considérée facilite le travail des auteurs : le Tea Party Movement étant un mouvement très conservateur, il est en effet possible d’observer si un politicien vote en accord avec les opinions du mouvement. De manière générale, tout vote conservateur (i.e., moins d’impôts, moins de dépenses publiques et des votes socialement conservateurs) pourra être considéré comme « en accord » avec les attentes du mouvement du Tea Party.

Toutefois, une question essentielle subsiste. Si un élu vote d’une manière plus conservatrice, comment s’assurer qu’il le fait à cause des manifestations organisées par le Tea Party, et notamment celle du 15 avril 2009 ? Après tout, des manifestations plus larges seront probablement organisées dans des circonscriptions déjà largement conservatrices. Aussi, comment s’assurer que l’on mesure bien l’effet de la mobilisation et non celui des préférences sous-jacentes de son électorat ?

Madestam et al. (2013) utilisent les conditions météorologiques. En effet, les auteurs démontrent que moins de personnes ont participé aux rassemblements dans les lieux de mobilisation où il pleuvait (entre -51 et -58%). Prenons deux circonscriptions (comparables) et admettons qu’il pleuve le 15 avril 2009 dans la première et non dans la seconde. Moins de manifestants seront présents dans la première circonscription, et l’on peut donc observer s’il y aura un impact du nombre de manifestants sur les décisions des hommes politiques [4].

L’idée générale est la suivante : les conditions météorologiques permettent d’identifier une variation dans le nombre de manifestants qui n’est pas corrélée (a priori) avec les préférences politiques des résidents de la circonscription. Il devient alors possible de mesurer l’effet de l’importance des manifestations sur les décisions politiques. Madestam et al. (2013) montrent ensuite que les représentants des circonscriptions où il pleuvait le 15 avril 2009 (ayant par conséquent connu de plus grands rassemblements) vont voter davantage « conservateur » par la suite. La magnitude de l’effet est difficilement interprétable car le degré de conservatisme est mesuré via un indice, toutefois les auteurs remarquent qu’en moyenne l’absence de pluie le 15 avril 2009 conduit les élus à voter conservateur une fois supplémentaire lors de 24 votes considérés comme cruciaux par la « American Conservative Union » [5].

 

Un mécanisme possible ?

Madestam et al. (2013) discutent ensuite de deux types de mécanismes qui pourraient expliquer leurs résultats : (a) ceux liés à l’information que les hommes et femmes politiques acquièrent grâce aux manifestations ; et (b) ceux liés à la formation d’organisations militantes.

Les élus ne peuvent connaître qu’imparfaitement leurs électeurs. En observant une très grande manifestation, un élu pourrait ainsi apprendre que ses électeurs sont plus conservateurs qu’il ne l’anticipait, et ainsi adapter ses votes.

Un autre mécanisme est lié aux organisations. Suite au 15 avril 2009, le Tea Party s’est institutionnalisé et a débuté des activités susceptibles d’influencer les partis et ses membres plus directement (notamment via des associations locales et des levées de fonds). Des manifestations plus importantes auraient ainsi pu conduire un plus grand nombre de personnes à se rencontrer, à échanger et in fine à créer ces organisations militantes.

Ces deux mécanismes ne s’excluent pas mutuellement ; toutefois les auteurs suggèrent que le second prédomine largement. D’une part, ils montrent que le nombre d’organisations liées au Tea Party (et les montants levés) sont plus élevés dans les zones où il ne pleuvait pas le jour du rassemblement, ce qui soutient directement le second mécanisme. D’autre part, les auteurs suggèrent que l’effet d’une mauvaise météo le 15 avril 2009 fût durable et pourrait avoir augmenté avec le temps (être plus important en 2010 qu’en 2009). Or, si une mauvaise météo explique une moindre mobilisation et que cette dernière agit comme un signal (i.e. de l’information) sur les préférences de l’électorat, l’effet devrait décroître au cours du temps. En effet, au fur et à mesure, l’apprentissage permis par ces manifestations s’estompe ou que d’autres sources d’information (sur les préférences de l’électorat) apparaissent.

 

Conclusion

Les manifestations peuvent donc influencer les hommes et femmes politiques. L’article de Madestam et al. (2013) montre que des aléas météorologiques peuvent avoir des conséquences de long terme sur leur efficacité. Un météo pluvieuse pluie le jour J va réduire le nombre de participants, et ceux-ci créeront en conséquence moins d’organisations susceptibles d’influencer les élus.

L’article de Madestam et al. (2013) peut toutefois conduire à de nombreuses nouvelles interrogations : les manifestations semblent ici surtout effectives via leur institutionnalisation. Peut-il y avoir d’autres mécanismes ? Comment analyser les relations entre les partis et les organisations ainsi créées ? Ces questions peuvent être cruciales, notamment pour comprendre l’influence du mouvement des Gilets Jaunes en France sur la durée. En effet, celui-ci semble s’être moins institutionnalisé par la suite. Aussi, s’il influence les élus, cette influence opère peut-être par d’autres biais (entre autres, on peut penser au mécanisme informationnel évoqué plus haut ou des ralliements de leaders de mouvement sociaux à des partis).

 

Référence :

Andreas Madestam, Daniel Shoag, Stan Veuger et David Yanagizawa-Drott, “Do political protests matter? Evidence from the Tea Party Movement”, Quarterly Journal of Economics, 2013, pp1633-1685.

Charles Tilly, The Contentious French, 2014 [1986], Harvard University Press, 470 pages.

Charles Tilly et Sidney Tarrow, Contentious Politices, 2015, OUP USA, 288 pages.

McAdam, Doug et Yang, Su, The War at Home: Antiwar Protests and Congressional Voting, 1965 to 1973, American Sociological Review, 2002, Vol. 67, No. 5, pp. 696-721

 

Notes :

[1] Ces derniers avaient des revendications spécifiques (la fin de la politique du pass sanitaire), mais pouvait aussi avoir des demandes plus générales (moins de contrôle de l’Etat de façon générale). Par ailleurs, de nombreux autres mouvements et manifestations ont été organisés durant le quinquennat, comme celui des cheminots en décembre 2019 ou encore ceux des enseignants en janvier 2020. Bien qu’il existe une frontière floue entre les deux types de mobilisations, ceux des cheminots et des enseignants sont davantage « catégoriels » et revêtent des demandes « spécifiques ». Dans cet article, nous nous concentrons sur les mouvements réclamant des changements de politiques plus « globaux » (par exemple moins d’intervention de l’Etat dans l’économie, ou à l’inverse une politique plus interventionnistes ; des orientations sociétales plus conservatrices ou au contraire plus libérales, etc.)

[2] Le lecteur intéressé peut notamment consulter l’œuvre de Charles Tilly (notamment ses ouvrages de 1986 et 2015). Sur un sujet proche de cet article également voir McAdam et Su (2002).

[3] Dans le cas où une mobilisation aurait des exigences spécifiques, il faut se méfier de la tentation de réduire la question de l’influence de cette mobilisation à celle de la satisfaction de ces exigences. Par exemple, le cas de la « Manif pour tous » (née en novembre 2012 contre la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe) suggère qu’un mouvement peut avoir une influence sur des partis ou des hommes et femmes politiques (de tendance conservatrice) sans pour autant obtenir gain de cause face au gouvernement.

[4] Pour être plus précis, les auteurs contrôlent pour la probabilité ex-ante (calculée sur les années précédentes) qu’il pleuve le 15 avril. Sur le plan méthodologique, les auteurs utilisent à la fois des régressions en doubles moindres carrés et des régressions en forme réduite. Les conditions météorologiques sont utilisées comme variable exogène.

[5] Par ailleurs, ces manifestations ont également pu décourager des élus démocrates : les auteurs montrent que l’absence de pluie le 15 avril 2009 diminue de près de 10% la probabilité qu’un élu démocrate se présente à sa réélection.

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