Arno Fontaine, économiste chez BSI Economics répond à 3 questions sur la trappe à revenus intermédiaires.
Quelles difficultés apparaissent lors de la montée en gamme des pays en développement ?
Arno Fontaine : Initialement, les pays en développement (BRICS et PMA[1]) ont opté pour des modèles économiques reposant sur la spécialisation dans des secteurs intensifs en main d’œuvre et ce pour des coûts bas, afin d’attirer des capitaux étrangers et de bénéficier de transferts de technologies.
C’est par exemple le cas de la Chine à partir des années 1990-2000, et surtout à partir de 2001 avec son adhésion à l’Organisation Mondiale du Commerce. Les gains de productivité générés à cette époque sont extrêmement élevés et par ailleurs le pays s’ouvre progressivement aux investisseurs étrangers. Un rattrapage économique se met alors en place et la croissance est alors tirée par l’investissement, les exportations et par une production intensive, due à une main d’œuvre très bon marché.
Néanmoins, une fois cette phase de rattrapage passée, les pays en développement cherchent à adapter leur modèle. Plusieurs facteurs expliquent cette volonté de transformation : vieillissement démographique, mise en place de protection sociale pour les salariés, hausse des salaires, meilleur développement de l’éducation, volonté de mieux protéger l’environnement, etc.
Les pays en développement cherchent ainsi à monter en gamme, en procédant à certains rééquilibrages de leur modèle initial, visant à renforcer la demande intérieure (par exemple le plan de développement de 2015, Made In China 2025) et à accélérer la croissance des revenus. Il s’agit d’une des dernières marches de l’ascension pour être considéré comme une économie développée, où l’objectif est notamment de concurrencer les pays avancés sur les produits à forte valeur ajoutée et haut de gamme.
Pourquoi ce passage entre ces deux modèles pose problème ?
La montée en gamme dans l’industrie et les services s’avère plus compliquée que prévue pour les pays émergents en raison de plusieurs limites : le système financier reste peu développé et les garanties des prêts sont plus restreintes, l’hétérogénéité des territoires avec des productions manufacturières à bas prix persistent dans les régions excentrées, le système éducatif reste peu développé en particulier dans les zones rurales, etc. Alors que les pays en développement avaient bénéficié de transferts de technologie étrangère lorsqu’ils se situaient en situation de rattrapage, accroissant leur productivité, la montée en gamme vient limiter ce phénomène.
Cette situation de blocage est communément appelée la trappe à revenus intermédiaires, touchant encore aujourd’hui un certain nombre de pays en développement (Chine, Inde, Indonésie, Brésil, Afrique du Sud, etc.). Il s’agit d’une situation dans laquelle les pays qui sont rapidement passés du statut de pays à faible revenu à celui de pays à revenu intermédiaire[2], ne parviennent pas à rattraper les pays à revenu élevé. Le coût du travail augmentant, les pays perdent petit à petit un avantage en termes de compétitivité prix, conduisant ainsi au ralentissement (voire à la baisse) de leur exportation. En parallèle, la classe moyenne n’a pas totalement émergé et la demande intérieure n’arrive pas à permettre de soutenir plus significativement la croissance du pays.
Un autre facteur accentue la trappe à revenus intermédiaire : la transition sociale et écologique qui a progressivement été introduite dans les pays émergents pèse en réalité sur la croissance, le modèle économique n’ayant pas les capacités d’absorber les avancées introduites.
Quel impact a eu la crise du Covid sur ce changement de modèle ?
La crise du Covid-19 a inévitablement accentué les problèmes liés à cette trappe à revenu intermédiaire dans les pays émergents. Au-delà des phases de récession qu’elle a provoquées, pesant sur l’activité mais aussi sur le budget et l’endettement des pays, la crise a eu des conséquences sociales non négligeables dans des pays qui n’ont pas les mêmes protections sociales individuelles que dans les économies développées.
Selon les chiffres de la Banque mondiale, la crise aura touché en majorité les classes sociales les plus pauvres, en particulier dans les pays émergents : en 2021, le quintile le plus pauvre de la planète a subi une perte de revenus d’en moyenne 6,7 % par rapport au niveau pré-pandémie (contre 2,6 % pour le quintile le plus riche). Alors que les populations les plus aisées ont rattrapé près de la moitié de leur perte initiale au cours de la pandémie, les pertes de revenus continuent de se creuser pour les populations les plus vulnérables, en particulier en Afrique Subsaharienne, en Amérique latine. C’est aussi dans les pays à faible revenu que l’extrême pauvreté a le plus augmenté au cours de la crise.
La crise du Covid-19 a par exemple posé un certain nombre de problèmes dans l’éducation s’avérant ainsi très inégale en fonction des territoires et des régions et conduisant à d’importantes lacunes pour les enfants les plus défavorisés et les zones les plus enclavées. Les inégalités présentes au sein des pays émergents se sont particulièrement accrues, avec des populations ayant perdues leurs sources de revenu auparavant acquises, et conduisant à une reprise sous forme de K (qui signifie une reprise rapide de certains secteurs/individus/pays tandis que d’autres continuent à se détériorer).
Enfin, les pays en développement ont eu moins de marge de manœuvre pour atténuer l’impact de la crise et un accès plus lent aux vaccins. En accentuant les problèmes structurels de ces pays, la crise Covid vient fortement compliquer la sortie de la trappe à revenus intermédiaire : du fait de la crise, la Banque mondiale a par exemple déclassifié l’Indonésie d’un pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure à celui de la tranche inférieure, en juin 2021, montrant ainsi les difficultés qui résident pour les économies en développement de monter durablement en gamme et conservant des difficultés structurelles majeures.
[1] BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud ; PMA : Pays les Moins Avancés, catégorie regroupant les pays les moins développés de la planète.
[2] Selon la classification de la Banque mondiale, une économie passe de la catégorie faible revenu à revenu intermédiaire si son RNB (Revenu National Brut) par habitant dépasse 1 036 USD (prix courants). Elle devient une économie développée si son RNB par habitant est supérieur à 12 535 USD.