Résumé :
· Comprendre les déterminants de l’épargne est fondamental pour de nombreuses questions économiques (lissage de la consommation dans le temps, investissement, décisions de politique monétaire, etc.) ;
· Les évolutions technologiques permettent de mieux comprendre ces déterminants en liant théorie et observations empiriques ;
· Cet article montre certains des progrès effectués dans ce domaine et en quoi cela peut être utile en matière de politique économique.
L’épargne est une variable économique fondamentale et affecte les dynamiques macroéconomiques autant à court qu’à long-terme. La réaction de l’épargne au taux d’intérêt a, par exemple, une influence sur l’efficacité de la politique monétaire. À long-terme, l’épargne détermine l’investissement et donc le niveau de capital par tête. Aujourd’hui encore, les économistes essaient de comprendre quels sont les facteurs qui ont le plus d’effet sur l’épargne (et donc sur la consommation[1]). Pendant longtemps, la recherche a été limitée par des contraintes techniques pour joindre théorie et données : la recherche basée sur le modèle de cycle de vie (voir plus bas) s’est d’abord concentrée sur des tests de la théorie sans grandes applications pratiques.
Désormais, les progrès techniques permettent de rendre le modèle beaucoup plus réaliste, de le confronter aux données et de l’utiliser pour évaluer l’impact de politiques ou de phénomènes divers sur des aspects économiques majeurs. Cet article vise à rendre compte brièvement de cette évolution, de montrer les progrès qu’elle a permis et d’en décrire certaines limites.
De la théorie aux données
Le modèle standard visant à représenter les comportements d’épargne des ménages est le modèle de cycle de vie développé par Modigliani et Brumberg (1954)[2]. Dans sa version simple, les ménages épargnent pour leurs retraites car ils souhaitent lisser leur consommation au cours du temps : anticipant un revenu plus faible à la retraite, ils épargnent afin d’avoir une consommation durant leur retraite proche à celle de leur vie active.
La figure 1 présente une version très simple de ce modèle dans lequel les ménages souhaitent avoir le même niveau de consommation au cours du temps. On suppose qu’ils connaissent parfaitement l’évolution de leur revenu à l’avance et qu’il n’y a aucune incertitude. Le revenu est représenté par la courbe bleue du volet supérieur. Il augmente après l’âge adulte, puis diminue passé un certain âge, et enfin est égal à zéro à la retraite (cas où il n’y a aucun régime de retraite[3]). On voit que dans les premières années le ménage consomme plus que son revenu car son revenu est relativement faible. Pour ce faire il emprunte, ce que l’on voit dans le volet inférieur où l’épargne est négative. À un certain point, le revenu devient supérieur à la consommation et l’épargne augmente. Ici, l’épargne augmente jusqu’à la retraite. Une fois l’âge de la retraite atteint le revenu est égal à zéro et la consommation est financée grâce à la dés-accumulation de l’épargne. On voit, en effet, que celle-ci diminue après l’âge de la retraite.
Figure 1 : version simple du modèle de cycle de vie
Pendant longtemps, la recherche basée sur cette théorie a été contrainte de tester des prédictions limitées de la théorie car le modèle, dès qu’on y introduit les risques, auxquels les ménages font face (chômage, maladie…) pour le rendre plus réaliste, ne peut être résolu analytiquement. On peut, bien entendu, argumenter qu’on peut étudier l’épargne sans cadre théorique stricte et de nombreux travaux importants reposent sur des méthodes de formes réduites. Cependant, quand on étudie l’épargne, il devient difficile d’étudier certaines questions sans cadre plus stricte. Pour donner un exemple, étudier les comportements d’épargne des ménages retraités est particulièrement complexe en raison d’un biais de sélection fort car, au fur et à mesure du temps, les ménages les plus aisés (donc ceux qui ont le plus de capacités à épargner) deviennent surreprésentés du fait d’une mortalité plus faible que les ménages les plus pauvres (voir De Nardi, French, Jones (2010)). De manière générale, pour certaines questions, les risques auxquels font face différents groupes de la population requièrent une approche structurelle (c.-à-d. une approche où les comportements sont représentés au travers d’un modèle)[4].
Actuellement, les progrès en résolution numériques permettent de simuler les comportements de consommation et d’épargne prédits par des modèles de cycle de vie beaucoup plus riches que le modèle initial, où les risques et les politiques publiques peuvent être modélisés de manière réaliste. De plus, ces modèles peuvent désormais être estimés, ce qui permet de vérifier si le modèle est capable de reproduire quantitativement les faits empiriques et si les paramètres structurels du modèle sont correctement identifiés. On est donc en mesure de rejeter le modèle s’il ne peut reproduire certains faits empiriques importants. Ces modèles peuvent, par ailleurs, prendre en compte différents types d’hétérogénéité, que ce soit quant aux risques (par exemple, le risque de chômage diffère en fonction de l’éducation) ou aux préférences[5], et prendre ainsi en compte les inégalités observées. Un avantage de ces modèles est que les risques peuvent être modélisés explicitement dans le modèle, ce qui évite de nombreux biais. Enfin, cette évolution a permis d’identifier quels facteurs pourraient expliquer principalement les comportements d’épargne (et dans certains cas d’assurance, d’âge de départ à la retraite…) observés dans les données.
D’un rejet de la théorie standard vers des modèles où les contraintes et les risques prédominent
En général, la recherche plus ancienne a effectué des tests de l’équation d’Euler[6], qui est une condition d’équilibre du modèle de cycle vie. Ces tests ont globalement amené à un rejet du modèle dans sa version standard, ce qu’a confirmé la recherche récente. En effet, dans sa version simple, le modèle rencontre des difficultés pour expliquer de nombreux faits empiriques tels que l’augmentation des inégalités de consommation au cours du temps, ou même l’allure général de la consommation en fonction de l’âge qu’on peut observer dans les données. Par exemple, on remarque que la consommation est très proche du revenu chez les ménages jeunes (25-35 ans) alors que selon la théorie du cycle de vie standard, étant donné que le revenu tend à augmenter avec l’âge, ceux-ci devraient consommer plus que leur revenu via l’emprunt (bancaire, hypothécaire…). On peut expliquer ce phénomène par la présence de contraintes de crédit, mais aussi par la présence de risques sur les revenus futurs[7] (voir Gourinchas et Parker (2002)).
Par ailleurs, on observe, notamment aux États-Unis, que les ménages retraités ont tendance à ne pas désépargner[8] ou sinon faiblement. Or selon la théorie du cycle de vie standard, les ménages accumulent de la richesse, sous la forme de la constitution d’un patrimoine, durant la vie active et désaccumulent cette richesse à la retraite. Deux explications apparaissent aujourd’hui plausibles pour expliquer ce phénomène :
- De Nardi, French et Jones (2010) montrent, par exemple, que la faible désépargne des ménages retraités aux États-Unis (sur la période 1996-2006)peut s’expliquer par la présence de dépenses de maladie (et notamment celles liées à la dépendance) qui peuvent être très élevées à des âges avancées. Leur modèle permet de reproduire très fidèlement la dynamique de la richesse des ménages retraités américains avec des paramètres comportementaux plausibles[9]. Comme mentionné précédemment un des avantages de ce type de modèle est que le biais de mortalité peut être corrigé en l’introduisant directement dans le modèle.
- Une autre explication est la présence de motifs de legs importants, c’est-à-dire d’une forte préférence des individus pour laisser un héritage. C’est ce que montre notamment Ameriks et al. (2010) ou Lockwood (2016). En particulier, Lockwood (2016) montre qu’un modèle où les motifs de legs sont importants, en plus du motif de précaution pour faire face aux dépenses de maladie, peut expliquer à la fois la faible dés-épargne des ménages et la faible demande d’assurance dépendance. De Nardi, French et Jones (2016) montrent que des motifs de legs importants aident également à reproduire la proportion de retraités ayant recours à Medicaid[10].
Utiliser des modèles comportementaux pour évaluer l’effet de politiques
Un des avantages des modèles décrits ci-dessus est que ce sont des modèles comportementaux, c’est-à-dire qu’ils essaient de reproduire la manière dont les individus réagissent de manière endogène à un environnement donné. Ils peuvent donc permettre de simuler l’effet de différentes politiques que ce soit, par exemple, en termes de bien-être ou de répartition. De Nardi, French et Jones (2016) utilisent par exemple leur modèle pour évaluer l’effet en termes de bien-être d’une meilleure couverture de Medicaid. Une extension de Medicaid augmente la part de la consommation qui est assurée (et donc réduit la nécessité de maintenir une épargne de précaution), mais augmente également le niveau des taxes. Il y a donc un arbitrage. Ils montrent que la valeur en termes de bien-être pour les individus d’avoir accès à Medicaid est supérieure à son coût mais qu’une extension de Medicaid aurait un bénéfice en termes de bien-être qui serait plus faible que son coût. Ils en concluent donc que la taille de Medicaid semble appropriée. Bien entendu, on peut également prendre en compte des dimensions de répartitions et d’égalité pour évaluer si le programme devrait être étendu, et ce modèle peut permettre une telle analyse.
Pour illustrer à l’aide d’un autre exemple, Low et Pistaferri (2015) étudient grâce à un modèle de cycle de vie si une expansion du programme d’assurance incapacité aux États-Unis serait globalement bénéfique. Ce programme assure les personnes, qui ne peuvent pas travailler en raison de leur état de santé, soit couverte, mais peut aussi mener à des phénomènes d’aléa moral où des personnes qui peuvent continuer à travailler essaient d’en bénéficier. Grâce à leur modèle, Low et Pistafferi (2015) montrent qu’une expansion du programme aurait un effet bénéfique car l’augmentation de bien-être due à une meilleure assurance fait plus que compenser l’effet négatif dû à l’aléa moral.
Ce type de modèles peut également être utilisé pour étudier des questions à un niveau macroéconomique. Par exemple, Wong (2016) étudie l’élasticité de la consommation aux taux d’intérêt pour différentes catégories et d’âge, et montre quels sont les mécanismes qui expliquent ces différences. Elle utilise son modèle pour montrer que l’élasticité de la consommation agrégée au taux d’intérêt peut diminuer fortement quand l’âge moyen est plus élevé, réduisant ainsi la transmission de la politique monétaire à la consommation.
Quelles limites ?
Les quelques exemples plus hauts montrent que des progrès ont étéréalisés dans la compréhension des déterminants des comportements d’épargne, et dans l’interaction de ces derniers avec d’autre dimensions (assurance, participation au marché du travail…). Il n’en reste pas moins que certaines limites existent :
- Tout d’abord, même si les modèles utilisés sont très riches, ils ne peuvent prendre en compte qu’un nombre limité de variables, à cause des limites de calculs actuels. Un avantage cependant est que cette limite force le chercheur à être parcimonieux et, donc, évite les « usines à gaz » et garde les modèles intelligibles et intuitifs.
- Deuxièmement, ces modèles ont pour l’instant relativement peu intégrés des biais comportementaux ou pris en compte les différences dans les croyances des individus. La question (difficile) est de savoir quels biais ou quelles croyances sont importants quantitativement ou non.
- Enfin, les conclusions obtenues avec ce type de modèles dépendent du modèle lui-même. On peut montrer qu’un certain modèle est cohérent avec certaines observations empiriques, il n’en reste pas moins qu’est ouverte la question de savoir si un autre modèle, basée sur d’autres hypothèses ne pourrait pas en faire autant. Cette observation impose de remettre en question les résultats existants quand d’autres alternatives sont plausibles.
En dépit de ces limites, les progrès de cette recherche sont indéniables et permettent de mieux appréhender cette importante question qu’est celle des déterminants de l’épargne.
Conclusion
En conclusion, nous avons vu que les progrès de la recherche cherchant à mieux comprendre les déterminants de l’épargne ont fait des progrès majeurs ces dernières années, ouvrant la possibilité de mieux appréhender l’effet de certaines politiques économiques : réformes, politique monétaire… Cette évolution a été permise grâce aux progrès faits en termes de résolution numérique qui permettent de confronter les modèles théoriques aux observations empiriques.
Références
Ameriks J., Caplin A., Laufer S. et Van Nieuwerburgh S., « The Joy of Giving or Assisted Living? Using Strategic Surveys to Separate Public Care Aversion from Bequest Motives », The Journal of Finance, 2011
Attanasio O. et Weber G. «Consumption and Saving: Models of Intertemporal Allocation and Their Implications for Public Policy», Journal of Economic Literature, Vol 48 N3 p693-751, sept. 2010
De Nardi M., French E. et Jones J. « Why Do the Elderly Save? The Role of Medical Expenses », Journal of Political Economy Vol. 118, No. 1 (February 2010), pp. 39-75
Gourichas P.O. et Parker J. « Consumption over the Life Cycle »., Econometrica, Vol. 70, No. 1 pp. 47-89, jan. 2002
Lockwood L. « Incidental Bequests: Bequest Motives and the Choice to Self-Insure Late-Life Risks », 2016
Low H. et Pistaferri L. « Disability Insurance and the Dynamics of the Incentive Insurance Trade-Off » The American Economic Review, 2015
Modigliani F. et Brumberg R. « Utility Analysis and the Consumption Function: An Interpretation of Consumption Data », Post Keneysian Economics p 388-436, New Brunswick: Rutgers University Press, 1954.
Wong A. « Population Aging and the Transmission of Monetary Policy to Consumption », 2016
Pour ceux qui veulent en savoir plus, voir, par exemple, la présentation de Mariacristina De Nardi : https://www.youtube.com/watch?v=keGlwPrcJ4c&feature=youtu.be
[1] En effet, épargner plus aujourd’hui c’est consommer moins aujourd’hui pour potentiellement consommer plus demain. L’épargne est donc, en partie, l’allocation de la consommation au cours du temps. L’article aurait pu également s’intituler « Les déterminants de la consommation ». Nous avons choisi le terme « épargne » car il met plus en avant certaines problématiques de long-terme (ex. épargne pour la retraite).
[2] Pour plus de détails, voir Attanasio et Weber (2010).
[3] On peut bien évidemment introduire un système de retraite sans grande difficulté dans le modèle. Nous ne l’avons pas introduit ici pour rendre le modèle le plus simple possible. Les modèles réalistes mentionnés par la suite prennent en compte l’existence de régimes de retraite.
[4] On notera un certain attrait pour les méthodes qui ne demandent pas de structure comme les expériences randomisées. Mais dans ce cas également, l’absence de structure pose de nombreux problèmes et notamment que sans structure il devient impossible d’effectuer des analyses de bien-être (voir http://voxeu.org/article/limitations-randomised-controlled-trials).
[5] Par exemple, prendre en compte les différences de préférence pour le présent, pour le loisir… ou une aversion plus ou moins grande face au risque.
[6] Cette équation lie la croissance de la consommation au taux d’intérêt.
[7] En effet, les ménages peuvent décider de maintenir une épargne de précaution dans l’éventualité de revenus plus faibles qu’anticipés, par exemple en cas de perte d’emploi.
[8] Comme on l’a vu dans le graphique 1, les ménages épargnaient durant leur vie active et finançaient leur consommation à la retraite en dés-épargnant / dés-accumulant, c’est-à-dire en puisant dans leur épargne.
[9] Notamment en ce qui concerne l’aversion au risque.
[10] L’assurance publique pour les retraités n’ayant pas les moyens de payer eux-mêmes leurs dépenses de maladie