Résumé :
- Les risques climatiques liés à des évènements extrêmes sont souvent qualifiés de risques systémiques mais restent difficiles à évaluer en raison de leur faible probabilité et leur fort impact.
- L’interconnexion des secteurs d’activité, avec des chaînes de valeur globalisées, rend l’amplification associée à l’occurrence d’un événement complexe à mesurer avec les approches classiques.
- Les feux de forêt qui ont eu lieu en Californie récemment d’une ampleur sans précédent, dont les pertes sont évaluées entre 8 et 20 milliards de dollars ont laissé peser un risque de crise systémique venant du secteur assurantiel.
- Un comparatif avec les modèles de crises financières de H. Minsky et C. Kindelgerger offre une lecture intéressante pour appréhender les potentiels effets d’une crise climatique systémique. Il est possible de considérer un scénario adverse “à la Minsky” comme une lecture court-termiste d’une crise climatique, en contraste avec la temporalité plus longue et cumulative des scénarios adverses du GIEC.

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Chaque année, le sud de la Californie est ravagé par des incendies de plus en plus fréquents et destructeurs, alimentés par le changement climatique, l’urbanisation croissante et des conditions météorologiques extrêmes. Cependant, la région du nord, incluant la ville de Los Angeles, n’avait jamais été le théâtre de tels événements avant janvier 2025. Au-delà des pertes humaines, matérielles et environnementales, ces catastrophes mettent en péril un maillon essentiel de l’économie : le secteur de l’assurance.
Face à l’augmentation exponentielle des sinistres, certaines compagnies réduisent leur couverture ou se retirent du marché, laissant propriétaires et entreprises sans couverture de ces risques. Cette dynamique soulève une question cruciale : les feux de forêt en Californie pourraient-ils déclencher une crise systémique affectant l’ensemble du secteur financier ?
Cet article explore les risques croissants pesant sur les assurances et les conséquences potentielles pour l’économie mondiale avec le cas des feux récents dans le nord de la Californie. En s’appuyant sur le modèle de l’économiste H. Minsky, il dessine un parallèle entre le scénario d’une climatique sous hypothèses adverses et les crises historiques récentes.
1) Comprendre les phénomènes en question entre la notion de risque Systémique et le mécanisme d’une crise
1.1 Pourquoi les feux de forêts peuvent laisser peser un risque systémique ?
Le risque systémique se définit comme une menace qui, par effet de contagion, peut provoquer l’effondrement d’un secteur entier ou de l’ensemble du système économique et financier. Le risque climatique est souvent perçu comme systémique en raison de son impact simultané sur plusieurs secteurs interconnectés. Les catastrophes naturelles, comme les incendies de forêt, les ouragans ou les inondations, entraînent des destructions massives d’infrastructures, des pertes économiques considérables et une hausse des coûts pour le secteur de l’assurance, qui se retrouve sous pression.
Une multiplication des sinistres peut pousser certaines compagnies d’assurance à réduire leur couverture ou se retirer du marché, laissant de nombreux acteurs économiques sans protection et menaçant la stabilité du secteur financier.
Par ailleurs, la transition énergétique nécessaire pour lutter contre le changement climatique remet en question la viabilité de nombreuses industries dépendantes des énergies fossiles, entraînant des risques de dévalorisation d’actifs et d’instabilité des marchés financiers. Ces dynamiques peuvent provoquer des réactions en chaîne, affectant les banques, les investisseurs et l’ensemble de l’économie mondiale. Ainsi, le changement climatique ne se limite pas à un risque environnemental, mais constitue une menace systémique majeure pouvant fragiliser l’équilibre économique et financier global.
1.2 Pricing du risque par les assureurs et réassureurs
Les événements récents en Californie ont causé une perte financière estimée entre 28 et 35 milliards de dollars (VRSK, 2025). Si nous souhaitons mettre ce chiffre en perspective, il est intéressant de le comparer au bénéfice de la plus grande compagnie d’assurance américaine, State Farm, qui a enregistré une perte nette de 6,7 milliards de dollars en 2022, en grande partie en raison de l’augmentation des sinistres liés aux catastrophes naturelles. Cela illustre l’ampleur des dégâts causés par ces événements extrêmes et les défis croissants auxquels le secteur de l’assurance est confronté.
Les modèles assurantiels utilisés pour estimer les primes et coûts des assurances d’événements extrêmes sont les modèles de « fat-tails », où la probabilité d’occurrence de tels événements est faible, mais leur impact en cas d’occurrence est élevé. Ces modèles prennent en compte la possibilité de pertes extrêmes qui dépassent largement les prévisions classiques, rendant la gestion des risques particulièrement complexe. Toutefois, avec l’aggravation du changement climatique, ces événements deviennent de plus en plus fréquents, remettant en question la viabilité de ces modèles et forçant les assureurs à revoir leurs stratégies de tarification et de couverture.
Dans le cas des récents feux, les primes d’assurance étant basée sur un historique d’évènements moins dévastateurs, il est possible que les primes aient été trop faibles pour couvrir le risque, mettant en péril les bénéfices réalisés par le secteur sur l’année.
2) Le prix du risque et son mécanisme de propagation
2.1 Place de la Californie dans les chaines de production globalisées
La Californie est un pilier économique aux États-Unis (près de 14 % du PIB du pays) grâce à la diversité de ses productions. Premier État agricole du pays[1], la Californie est surtout un centre mondial de l’innovation technologique, la Silicon Valley abritant des géants comme Apple, Google et Tesla. Le secteur aérospatial, avec des entreprises comme SpaceX, joue un rôle clé dans l’exploration spatiale. La Californie est aussi en pointe dans les énergies renouvelables, étant le premier producteur d’énergie solaire du pays[2] (EIA, 2025). Cette diversité économique fait de l’État un acteur incontournable de l’industrie américaine, et donc mondiale.
La localisation des feux dans cette région peut donc causer des retards de production alimentaires et freiner la production d’énergie renouvelable. Cependant, le risque d’une crise globale émergeant d’un événement extrême dans la région, dépend des politiques d’adaptation régionale et de la couverture assurantielle du risque.
2.2 Pricing du risque par les assureurs et réassureurs
Les modèles utilisés pour mesurer les pertes potentielles dues aux événements dits extrêmes ont tendance à lisser les pertes, ce qui peut sous-estimer les impacts réels d’événements catastrophiques rares mais de grande ampleur. Pour la Californie, où la fréquence et l’intensité des feux de forêt augmentent avec le changement climatique, ce problème est particulièrement sensible. Les assureurs doivent intégrer à leurs calculs des scénarios de plus en plus volatils, où les dommages ne sont plus marginaux mais systémiques.
Le pricing du risque repose ainsi sur une double contrainte : garantir la solvabilité des compagnies d’assurance tout en maintenant l’accessibilité des primes pour les acteurs économiques. Dans le cas californien, la hausse continue des sinistres liés aux feux de forêt a déjà conduit certains assureurs à se retirer du marché ou à réduire la couverture proposée, transférant le poids de la protection sur les mécanismes publics ou sur les réassureurs internationaux. Ces derniers jouent un rôle crucial en mutualisant les risques à l’échelle mondiale, mais eux aussi font face à une augmentation des coûts liée à la multiplication des catastrophes climatiques.
La question devient alors celle d’une soutenabilité économique et sociale : jusqu’où les marchés assurantiels peuvent-ils absorber des risques qui ne sont plus exceptionnels mais récurrents ? Cette évolution interroge à la fois la résilience des chaînes de production globalisées et la capacité des États à intervenir pour réguler, compléter ou suppléer des marchés assurantiels mis en tension par le changement climatique.
3) Comparons une crise climatique aux crises systémiques passées
3.1 Euphorie, bulle, crash et crise ?
Les modèles de Minsky et Kindleberger constituent une référence pour analyser les dynamiques des crises historiques d’ampleur (Minsky, 1992), (Kindleberger, 1978). Selon eux, les crises suivent généralement une séquence identifiable : une phase d’innovation ou de déclencheur attire des capitaux, puis une phase d’euphorie où la croissance et l’optimisme masquent les fragilités sous-jacentes. Ensuite vient la bulle, lorsque la spéculation et l’endettement atteignent des niveaux déconnectés des fondamentaux réels. L’inévitable crash survient quand la confiance s’effondre, entraînant un effet domino sur l’ensemble du système. Enfin, la crise s’installe, nécessitant des interventions massives des États, banques centrales ou institutions internationales pour éviter l’effondrement total.
Appliquer cette grille au risque climatique permet de souligner une dynamique similaire, bien que plus diffuse et de nature différente :
- L’innovation correspond ici à l’essor du capitalisme fossile et de la mondialisation productiviste, qui ont permis une croissance rapide mais au prix d’une accumulation de vulnérabilités environnementales.
- L’euphorie s’est traduite par la croyance dans une croissance infinie, soutenue par des marchés globalisés et une exploitation sans limite des ressources naturelles.
- La bulle est celle d’un système économique et financier aveugle aux coûts réels du changement climatique, continuant à valoriser des actifs « carbonés » dont la rentabilité future est compromise. On parle même de bulle carbone ou de stranded assets (actifs échoués[3]) pour désigner ces actifs qui perdent brutalement leur valeur lors de la transition énergétique.
- Le crash climatique pourrait se manifester par une multiplication d’événements extrêmes (incendies, sécheresses, inondations) déstabilisant simultanément les chaînes d’approvisionnement, les systèmes financiers et les équilibres sociaux. Contrairement à un krach boursier ponctuel, il s’agit d’un choc lent mais cumulatif, qui mine progressivement la stabilité mondiale.
Enfin, la crise systémique s’installe lorsque l’ensemble des mécanismes de résilience (assureurs, États, marchés financiers) ne parvient plus à contenir les pertes, conduisant à des réallocations brutales de capital, à des migrations massives et à une instabilité politique globale.
3.2 Détonateurs de la crise ou moment Minsky
Le moment Minsky survient lorsque l’accumulation de dettes risquées entraîne une perte de confiance généralisée et un effondrement, soulignant ainsi le caractère endogène de la crise. De son côté, Kindleberger met l’accent sur le rôle des autorités publiques(banques centrales, États ou organisations internationales) – en tant que prêteurs en dernier ressort, capables de contenir la panique et d’éviter qu’elle ne dégénère en crise systémique. Les deux modèles décrivent donc une même dynamique de crise, mais en insistant chacun sur des mécanismes d’amplification distincts : l’un interne au système financier, l’autre lié à la contagion et au rôle des régulateurs.
Ainsi, si les crises financières passées se sont souvent résorbées grâce à l’action des politiques monétaires et budgétaires, une crise climatique échappe à cette logique : aucune banque centrale ne peut « réimprimer » des ressources naturelles ou stabiliser le climat. Cela en ferait une crise systémique d’un genre inédit, où la temporalité est plus longue mais les conséquences potentiellement plus profondes et irréversibles. Ainsi, si les crises financières du passé ont été brutales mais réversibles, la crise climatique se distingue par son caractère progressif, global et irréversible. Elle ne constitue pas seulement une bulle spéculative qui éclate, mais une remise en cause profonde des bases matérielles de l’économie mondiale
La question est alors d’évaluer le potentiel d’occurrence d’une série d’événements extrêmes d’ampleur importante, localisés dans des régions à forte connectivité économique. Bien que possible, la probabilité d’occurrence d’événements significatifs localisés précisément dans les zones de production intensive reste faible.
Un moment Minsky climatique pourrait survenir lorsqu’un événement extrême d’ampleur mondiale, par exemple une sécheresse d’ampleur touchant simultanément la Californie et d’autres grands bassins agricoles, entraîne un effondrement brutal de la production alimentaire, une flambée des prix mondiaux et une cascade de faillites dans l’agro-industrie et l’assurance. Confrontés à l’ampleur des pertes, les investisseurs réévalueraient soudainement la valeur des actifs liés aux secteurs vulnérables (agriculture, énergie fossile, immobilier côtier), déclenchant une panique financière comparable à celle des subprimes. La prise de conscience que la « dette écologique » accumulée depuis des décennies ne peut plus être différée provoque alors un choc systémique : désengagement massif des capitaux, effondrement de certains marchés, et incapacité des mécanismes d’assurance et des États à absorber la spirale des pertes, marquant le basculement vers une crise globale irréversible.
Conclusion
En définitive, une crise climatique ne devient véritablement systémique que lorsqu’elle touche des maillons stratégiques et interdépendants de l’économie mondiale, capables de propager le choc bien au-delà du territoire affecté. L’examen mené souligne ainsi que la vulnérabilité ne réside pas seulement dans l’intensité des aléas climatiques, mais aussi dans l’intégration croissante des chaînes de valeur globalisées.
Face à cette réalité, la mise en place de politiques coordonnées, alliant adaptation locale et régulation internationale, apparaît comme une condition essentielle pour limiter les effets de contagion et renforcer la résilience des systèmes économiques et sociaux.
Bibliographie
EIA. (2025). California Profile.
Kindleberger, C. P. (1978). Manias, Panics, and Crashes: A History of Financial Crises. New York: Basic Books.
Minsky, H. P. (1992). The Financial Instability Hypothesis. The Jerome Levy Economics Institute of Bard College, Working Paper No. 74.
VRSK, N. (2025). Verisk Estimates Industry Insured Losses for the Palisades and Eaton Fires Will Fall Between USD 28 Billion and USD 35 Billion.
[1] Elle fournit une grande partie des fruits et légumes consommés aux États-Unis, notamment les amandes, les avocats et le vin de la Napa Valley. Par ailleurs, la Californie représente près de 12,5 % du total des exportations agricoles américaines, selon le rapport du California Department of Food and Agriculture.
[2] Les ressources renouvelables, y compris l’hydroélectricité et les systèmes solaires photovoltaïques (PV) de petite taille installée chez les clients (d’une puissance inférieure à 1 mégawatt), ont fourni 57 % de la production totale d’électricité de la Californie en 2024.
[3] Pour en savoir plus sur ce sujet, lire cette tribune de l’économiste de BSI Economics C. Gardes dans le Magazine des Professions Financières.