Utilité de l’article : L’article vise à présenter la recherche récente sur les causes du déclin de la part des salaires dans la valeur ajoutée aux États-Unis.
Résumé :
- La part des salaires dans la valeur ajoutée a fortement diminué aux Etats-Unis depuis 2000, contribuant à la hausse des inégalités et au sentiment de déclassement d’une partie de la population américaine ;
- Les explications classiques dans la littérature, comme un progrès technologique biaisé en faveur du capital, ou les effets mondialisation, jouent probablement un rôle mais semblent insuffisantes ;
- L’affaiblissement de la concurrence sur le marché des biens et services pourrait être un autre facteur important. Il s’expliquerait soit par un relâchement de la politique antitrust, soit par l’émergence de firmes « superstar » comme Amazon ;
- Une moindre concurrence entre employeurs sur le marché du travail pourrait constituer une explication complémentaire.
Alors qu’elle est restée stable pendant la deuxième partie du XXe siècle, la part des salaires dans le PIB américain a chuté depuis le début des années 2000. Dans les entreprises du secteur privé, elle est passée de 65 % en l’an 2000 à 57 % en 2015, avant de remonter légèrement à 59 % en 2018. Cette baisse a participé à la montée des inégalités[i] aux États-Unis et a alimenté le sentiment de déclassement d’une partie des classes populaires américaines.
Depuis 2001, le salaire horaire réel moyen n’a progressé que de 15 % quand la productivité apparente horaire du travail gagnait presque 40 % (voir figure 2). Le phénomène n’est pas sans conséquences politiques. La montée des inégalités et les problèmes économiques et sociaux de la « working class » américaine pourraient être l’une des clés de l’élection présidentielle américaine de 2020 et constituent déjà des thèmes majeurs de la primaire démocrate.
Deux théories ont souvent été avancées pour expliquer ce déclin. Les travailleurs américains, en particulier non qualifiés, seraient victimes, soit de la concurrence des robots, soit de celle des pays émergents et notamment de la Chine. De nombreuses études se sont penchées sur ces deux causes sans qu’un consensus se dégage. Une troisième piste s’est récemment invitée dans le débat. L’une des causes profondes du phénomène pourrait être l’accroissement des marges bénéficiaires des entreprises l’affaiblissement, accroissement dû à un affaiblissement de la concurrence dans de nombreux secteurs de l’économie américaine.
I) Les explications classiques
I.A. Les robots
La théorie économique donne plusieurs explications à une baisse de la rémunération du travail relativement à celle du capital. La première est le changement technologique. De nouvelles techniques permettant de substituer du capital au travail apparaissent, réduisant la demande de travail, les salaires et la part salariale. En d’autres termes, la part des salaires diminue parce que les travailleurs sont remplacés par des robots. Une récente étude d’Acemoglu et Restrepo (2019) est venue appuyer cette idée. Les régions et les industries américaines les plus touchées par l’automatisation auraient connu une croissance des salaires et de l’emploi plus faibles que les autres. Une question demeure toutefois en suspens. La robotisation touche de nombreuses économies avancées. Or, si la baisse de la part salariale au cours des dernières décennies ne concerne pas seulement les États-Unis[ii], il s’agit du seul pays où elle ne peut s’expliquer par la montée de la rente immobilière, ainsi que le suggèrent deux études récentes de Gutierrez et Piton (2019) et de Cette, Koehl et Philippon (2019). En effet, une partie des sociétés non financières sont des entreprises immobilières qui louent bureaux ou logements. La part du capital dans la valeur ajoutée de ces sociétés est proche de 100%. Lorsque leur poids dans la valeur ajoutée totale s’accroit, la part des salaires baisse mécaniquement. Une telle hausse s’observe dans de nombreux pays de la zone euro. Elle serait suffisante pour y expliquer l’évolution de la répartition salaire/profits au détriment des salaires. A l’inverse, cet effet ne contribuerait qu’à la marge dans le cas américain. La robotisation peut-elle vraiment avoir causé une baisse de la part salariale aux États–Unis mais pas en Europe ?
I.B. Le « choc chinois »
Une autre explication de la déformation de la répartition des revenus en défaveur du travail fait intervenir le commerce international. Quand un pays, avec une force de travail importante mais peu de capital, s’ouvre à un pays avec un ratio capital/travail beaucoup plus élevé, cela induit une pression à la baisse sur les revenus du travail dans ce dernier pays. La relation entre la Chine et les États-Unis pourrait correspondre à ce cas de figure. De fait, la baisse de la part salariale aux Etats-Unis coïncide avec l’adhésion de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 2001, un événement qu’Autor, Dorn et Hanson (2013) ont qualifié de « China Shock ». Autor, Dorn et Hanson ont montré que les régions les plus exposées aux importations chinoises connaissent un taux de chômage plus élevé et des salaires plus faibles que les régions moins exposées. Il n’y a cependant pas de réel consensus sur la question. Si d’autres études, comme celle d’Ebenstein et al.(2015), ont confirmé des effets négatifs pour les régions les plus sensibles à la concurrence internationale, les effets ne sont plus significatifs quand l’exposition est mesurée à l’échelle des branches industrielles. D’autres études plus récentes comme celles de Feenstra et al. (2017) ou de Rothwell (2017), ne montrent aucun effet négatif de l’exposition aux importations sur les salaires[iii]. Ces résultats incertains suggèrent d’étudier d’autres explications et par exemple, de se pencher sur l’évolution de la concurrence aux États-Unis.
II) Une concurrence de plus en plus imparfaite
II.A … sur le marché des biens et services
L’affaiblissement de la concurrence est l’une des autres pistes explorées par la littérature. Au sein de l’économie américaine, de nombreux marchés se caractérisent par un fonctionnement de moins en moins concurrentiel. Les marges des entreprises sont plus importantes, réduisant la part restant aux salariés. De Loecker and Eeckhout (2017) montrent, qu’en moyenne, les marges des entreprises cotées sur les marchés financiers sont passées de 18 % au-dessus du coût marginal de production[iv] en 1980 à 67 % aujourd’hui[v].Autor et al. (2017) montrent que la baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée est la plus forte dans les secteurs où la concentration s’est accrue le plus. Cette concentration croissante expliquerait[vi] également la faiblesse de l’investissement américain malgré des profits élevés et un coût du capital bas comme le suggèrent Philippon et Gutierrez (2016).
Si le constat d’une économie américaine de moins en concurrentielle est partagée par de nombreux chercheurs, le désaccord persiste sur son origine et sur les éventuelles solutions politiques à y apporter. Autor et al. (2017) insistent sur le rôle des firmes « superstars » comme Amazon ou Google. Grace à des gains de productivité plus élevés que leurs concurrentes, elles obtiennent des positions difficilement contestables et peuvent ainsi bénéficier de marges élevées. Si cette piste s’avérait être la bonne, le problème pourrait se montrer plus complexe à résoudre. Des politiques antitrust renforcées pourraient certes réduire la concentration et permettre de revenir à des taux de marges plus raisonnables. Elles présentent cependant le risque d’affaiblir la productivité de l’ensemble de l’économie en empêchant les firmes les plus efficientes de s’étendre. Philippon et Gutierrez (2017) avancent toutefois une autre explication. Ils montrent que les secteurs qui ont connu le plus fort mouvement de concentration dans les années 2000 ne sont pas ceux qui ont connu les plus forts gains de productivité[vii]. Ce mouvement de concentration serait lié à un relâchement de la politique de la concurrence aux États-Unis et la solution serait de revenir à une application plus stricte des lois antitrust.
II.B … et sur le marché du travail
Le pouvoir de négociation des firmes vis à vis de leurs travailleurs peut également affecter la répartition de la valeur ajoutée entre profits et salaires. Ce pouvoir de négociation dépend de nombreux paramètres comme le taux de chômage, les arrangements institutionnels sur le marché du travail ou le degré de concurrence entre employeurs pour attirer les travailleurs. C’est ce dernier point qui a récemment attiré l’attention des économistes et qui semble particulièrement pertinent pour l’économie américaine. L’intuition est la suivante. Les travailleurs, surtout non qualifiés, ne sont pas forcément très mobiles géographiquement. Ils sont dépendants d’un marché du travail local sur lequel un petit nombre d’entreprises, comme les chaines d’hypermarchés ou de fast food, peuvent représenter une part très élevée des emplois. Ces employeurs disposent ainsi d’un fort pouvoir de marché et peuvent imposer un salaire plus bas que celui qui prévaudrait sur un marché concurrentiel. Un document de travail récent d’Azar, Marinescu et Steinbaum (2017) a tenté de mesurer plus précisément le phénomène et son impact sur les salaires. L’étude suggère des effets significatifs. Le salaire proposé peut baisser de 20 % sur un marché local dominé par quelques entreprises par rapport à un marché caractérisé par une grande diversité d’employeurs.
Conclusion
Les économistes désignent souvent les phénomènes qu’ils tentent de comprendre comme des puzzles à reconstituer. Celui de la baisse de la part salariale aux États-Unis n’est pas encore résolu, même si une concurrence de plus en plus limitée sur certains marchés semble l’une des explications les plus pertinentes.
La tendance se poursuivra-t-elle ? Le faible taux de chômage américain pourrait contraindre les entreprises à répercuter les gains de productivité sur les salaires. De fait, la part salariale remonte depuis 2015. Elle reste cependant 6 points en dessous de son précédent pic, juste avant l’éclatement de la bulle technologique. Sans traitement des causes structurelles, un retour vers les valeurs historiques semble difficilement envisageable.
Bibliographie
Acemoglu,. D, et P. Restrepo (2019), “Robots and Jobs: Evidence from US Labor
Markets”, document de travail,https://economics.mit.edu/files/17106
Autor,. D, D. Dorn, L.Katz, , et G. Hanson (2013), “The China Syndrome: Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States”, American Economic Review, https://pubs.aeaweb.org/doi/pdfplus/10.1257/aer.103.6.2121
Autor,. D, D. Dorn, L.Katz, C. Patterson, et J. Van Reenen (2017), “The Fall of the Labor Share and the Rise of Superstar Firms”, document de travail, https://economics.mit.edu/files/12979
Azar, J., I. Marinescu, et M. Steinbaum (2016), “Labor Market Concentration”, document de travail, http://www.marinescu.eu/AzarMarinescuSteinbaum.pdf
Card, D., et A. Krueger (1994), “Minimum Wages and Employment: A Case Study of the Fast-Food Industry in New Jersey and Pennsylvania ”, American Economic Review.
De Waziers. D, C. Kerdrain, Y. Osman (2019), « L’évolution de la part du travail dans la valeur
ajoutée dans les pays avancés », Note de la Direction Générale du Trésor.
De Loecker, J., et J. Eeckhout (2017), « The Rise of Market Power and the Macroeconomic Implications », NBER Working Papers 23687, http://www.janeeckhout.com/wp-content/uploads/RMP.pdf
Gutiérrez, G., et T. Philippon (2016), “Investment-less Growth: An Empirical Investigation”, NBER Working Papers 22897, http://germangutierrezg.com/GutierrezPhilippon_BPEA_2017.pdf
Gutiérrez, G., et T. Philippon (2017), “Declining Competition and Investment in the U.S”, document de travail, http://pages.stern.nyu.edu/~tphilipp/papers/IK_Comp_v4.pdf
Gutiérrez, G., et S. Piton (2019), “Revisiting the global decline of the (non-housing)
labor share”, Bank of England staff Working Paper N°811,
[i]Si l’ampleur de l’accroissement des inégalités aux Etats-unis est toujours une question ouverte, la quasi totalité des indicateurs montre une hausse substantielle et presque continue depuis les années 80. L’indice de Gini ( voir http://www.bsi-economics.org/288-%E2%98%86-le-coefficient-de-gini pour une interprétations) du revenu des ménages est par exemple passé de 0.45 en 1995 à 0.0.489 en 2017 (Des tables très détaillées peuvent être consultées sur https://www.census.gov/data/tables/time-series/demo/income-poverty/historical-income-inequality.html ).
[ii]En Allemagne et aux Pays Bas, la part salariale dans la valeur ajoutée des sociétés non financières est ainsi passée de 65% dans les années 80 à 60% en 2015. En Espagne, les salaires représentaient environ 60% de la valeur ajoutée au début des années 2000 et seulement 55 % en 2015.Le Danemark, la Belgique et l’Italie ont également connu des baisses. Pour un panorama plus large, on pourra par exemple se reporter à https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/25820e47-ec15-4459-a451-15d2035335b5/files/2eef3eda-f59f-4120-b056-ed333c1ed84b
[iii]https://www.piie.com/blogs/trade-investment-policy-watch/has-global-trade-fueled-us-wage-inequality-survey-experts fournitun excellent résumé de la littérature sur la question
[iv]Le coût marginal de production est le coût induit par la production d’une unité supplémentaire. La théorie économique prédit que le prix sera égal au coût marginal sur un marché concurrentiel. A l’inverse, si une entreprise dispose d’un fort pouvoir de marché, elle imposera un prix plus élevé que le coût marginal. La marge entre le prix et le coût marginal est souvent utilisée par la littérature comme un indicateur du degré d’éloignement entre la configuration d’un marché donné et une configuration réellement concurrentielle.
[v]On pourra trouver une revue plus détaillée de la littérature récente sur le sujet dans Hooper, E., et L. Rabier (2018), “Concurrence et concentration des entreprises aux Etats-Unis”, Note de la Direction générale du Trésor.
[vi]Une concurrence affaiblie implique un écart entre le produit moyen du capital et le produit marginal du capital, i.e le revenu qu’une entreprise peut obtenir grâce à un investissement supplémentaire. C’est le revenu marginal qui est pertinent pour la décision d’investir. Une baisse du produit marginal du capital expliquerait l’atonie de l’investissement. Un pouvoir de marché accrue des firmes expliquerait qu’une baisse du produit moyen n’ait pas été observée malgré cette baisse du produit marginal.
[vii]Gutierrez et Philippon citent notamment les secteurs des telecoms et du transport aérien qui ont connu un mouvement de concentration beaucoup plus fort aux Etats-Unis qu’en Europe sans que les entreprises américaines utilisent des technologies plus avancées ou investissent davantage que leurs homologues européennes.