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L’art est-il un bon investissement ? (Note)

L’art est-il un bon investissement ?

 

 

Résumé :

– Établir un indice fiable des prix du marché de l’art se heurte au problème du biais de sélection, soulevé seulement récemment (2013) dans la littérature académique ;

– Il existe un consensus autour du fait que : (1) la rentabilité de l’art (tableaux) est plus volatile que celle de la bourse ; (2) la rentabilité de l’art est faiblement corrélée à celle de la bourse ; (3) sur le long terme, l’art est moins rentable que la bourse (de l’ordre de 3 % vs. 9 %) ;

– Investir dans un portefeuille diversifié de tableaux (sans distinction de segment) serait rationnel uniquement pour un investisseur détenant un portefeuille d’actifs diversifié (autre chose que de l’art) ;

– Toutefois, l’art pictural contemporain et les oeuvres des artistes stars surperforment nettement le marché de l’art pictural dans son ensemble, mais sur des fondamentaux qui ne semblent pas pérennes.  

 

L’art, par essence, relève plus du domaine de l’esthétique que du domaine marchand. Dans les faits, pas toujours : en Suisse ou au Luxembourg, certaines oeuvres sont simplement stockées dans des coffres à température et hygrométrie constantes dans l’attente d’être revendues et… de passer dans un autre coffre. L’acquisition d’oeuvres d’art au prix fort par des grandes fortunes (le tableau « Quand te maries-tu ? » de Paul Gauguin a été acquis au prix record de 300 millions de dollar en vente privée) pousse également à s’interroger sur sa dimension marchande : relativement à des placements en bourse, l’art est-il un bon investissement ?

 

 

1. Un indice des prix difficile à établir

La première difficulté est celle d’établir une évolution des prix des oeuvres d’art. Cette difficulté est propre aux actifs illiquides et hétérogènes : les tableaux de Picasso s’échangent une fois l’an et sont tous différents alors que les actions Microsoft s’échangent tous les jours à la bourse et sont identiques.

Les premiers travaux en ce sens remontent aux débuts des années 1960[1] : une fois que l’on dispose de données sur les ventes aux enchères, comment fait-on, compte tenu de l’unicité de chaque tableau, pour établir un indice des prix des tableaux ? Il existe principalement deux méthodes dont les limites montrent la difficulté à construire un tel indice.

La première consiste à comparer dans le temps le prix d’une oeuvre ayant été vendue plusieurs fois aux enchères. L’avantage de cette méthode est qu’elle permet de parfaitement tenir compte de l’impact des caractéristiques d’une oeuvre d’art sur son prix de vente. L’inconvénient c’est que seules les oeuvres d’art ayant fait l’objet d’une revente sont prises en compte. Or une revente peut être motivée par une appréciation de valeur, d’où un biais dans cette méthode. La première étude sur cette question, relativement récente (2013), estime même que la surévaluation de la rentabilité de l’art de ce fait est de l’ordre de 50 %[2].

La seconde méthode s’appuie sur l’économétrie pour séparer la valeur qui reflète les caractéristiques de l’oeuvre, de sa composante liée à l’indice des prix. La composante indice des prix d’une oeuvre reflèterait, en particulier, sa valeur esthétique, qui varie dans le temps au gré des effets de mode. L’inconvénient de cette méthode est l’hypothèse que quelques variables puissent expliquer des différences de valeur intrinsèque très importantes, typiquement entre une oeuvre « star » et une oeuvre qui ne l’est pas.

Ces méthodes ont depuis été systématisées par des bureaux d’étude spécialisés, comme Artprice, qui tiennent à jour leurs propres indices.

 

2. L’art pictural est moins rentable que la bourse mais présente l’avantage d’y etre faiblement corrélé

L’évolution de la bourse et des prix des tableaux entre 2003 et 2013 (cf. graphique ci-dessous) illustre trois constats qui font consensus :

– La rentabilité (trimestrielle) de l’art pictural est plus volatile que celle de la bourse ;

– La rentabilité de l’art est faiblement corrélée à celle de la bourse, avec un « beta » de l’ordre de 0,2-0,3. Le beta est un coefficient qui indique comment varie en moyenne la rentabilité d’un actif donné par rapport à la rentabilité du marché (la bourse, en pratique). Un beta de 0,2 signifie que lorsque la bourse augmente de 1 % l’indice des prix de l’art pictural augmente en moyenne de 0,2 %.

– Sur le long terme, l’art est moins rentable que la bourse. L’indice boursier S&P 500 s’est apprécié en moyenne de 9 %[3] par an en moyenne depuis sa création en 1923, contre environ 3 % pour l’art pictural sur un historique de plusieurs siècles[4].

 

Graphique 1 : évolution des prix de l’art pictural et de la bourse entre 2003 et 2014

Sources : Artprice, BSI Economics

 

« Moins rentable », « plus volatil » mais « moins corrélé » : qu’en conclure ?

 

3. Investir dans l’art pictural: jouer la diversification ou surfer sur la bulle de l’art contemporain

Des fonds d’investissement spécialisés dans les oeuvres d’art permettent d’investir dans un portefeuille diversifié de tableaux[5]. La théorie financière justifie-t-elle un tel placement ?

D’après le modèle d’évaluation des actifs financiers (MEDAF), établi par le prix Nobel William Sharpe en 1970, la rémunération attendue sur un actif par un investisseur en possession d’un portefeuille d’actifs diversifié dépend uniquement du risque non-diversifiable de cet actif, mesuré par le beta. Un historique sur dix ans du taux de rentabilité trimestriel des tableaux (indice Artprice) et du S&P 500 permet de calculer un « beta » de près de 20 %, traduisant une sensibilité relativement faible de la rentabilité des tableaux à la rentabilité de la bourse. Avec un beta de 20 % – 30 %[6], une application directe[7] du MEDAF suggère que le taux de rentabilité espéré sur un portefeuille diversifié de tableaux devrait être de l’ordre de 3 – 4 %[8] par an, ce qui correspond à peu près au taux de rentabilité de l’art pictural sur plusieurs siècles. 

Pour un investisseur qui aurait à choisir entre tout investir dans un portefeuille boursier diversifié et tout investir dans un portefeuille diversifié d’art pictural, le choix devrait se porter (sans hésitation) sur la bourse, la rentabilité de la bourse étant supérieure et moins volatile que celle des tableaux. En l’absence de diversification, l’ensemble du risque (volatilité des taux de rentabilité), et non uniquement le risque non-diversifiable (« beta »), demanderait en effet à être rémunéré.

Investir dans l’art pictural (de manière diversifiée) est donc justifié pour un investisseur qui aurait dans son patrimoine bien autre chose que des oeuvres d’art, l’intuition étant que la faible corrélation entre la rentabilité de l’art pictural et du marché dans son ensemble réduit le risque d’un tel portefeuille, rendant par là-même acceptable la rentabilité relativement faible de l’art. Compte tenu de l’importance des coûts de transaction, qui peuvent atteindre 25 % de la valeur d’une oeuvre, un tel investissement se justifie plutôt sur le long terme.

Cependant, la performance de l’art pictural sur plusieurs siècles n’est ni représentative de sa performance plus récente, dans la mondialisation contemporaine, ni représentative de la performance de l’art contemporain.

Plusieurs études montrent que les prix auraient stagné ou baissé sur la période 1900 – 1960/ 1970, avec des baisses précipitées par la première guerre mondiale et la crise de 1929. Depuis le tournant des années 1970, l’indice des prix aurait été multiplié par dix, soit environ 5 – 6 % par an, tiré par l’art contemporain.

Au sein de l’art pictural contemporain, ce sont les oeuvres des artistes les plus cotés qui ont vu leur prix le plus progressé. Sur la période 2000 – 2008, l’indice de l’art pictural contemporain aurait plus que doublé, celui des artistes dans le top 100 (en termes de ventes) aurait[9] presque quadruplé. À titre d’exemple, la toile de Picasso « Les Femmes d’Alger » s’est vendue pour 179 millions de dollars en 2015, alors qu’en 1997 elle avait été vendue pour 32 millions.

Y-a-t-il une bulle dans l’art contemporain ? L’art n’ayant pas de valeur intrinsèque, au sens financier, (on ne peut donc parler d’écart de prix par rapport à une valeur intrinsèque, qui définit une bulle) on parle de bulle dans un sens phénoménologique, fondé sur l’analyse du mouvement des prix. Une étude[10] publiée en début d’année dans le Journal of Empirical Finance conclut sans équivoque sur l’existence d’une bulle, entre autres, dans l’art pictural contemporain, à l’oeuvre depuis 2011.

Qu’est-ce qui pourrait déclencher une forte correction des prix ? Et d’abord, quelles seraient les motivations de ceux prêts à payer des millions pour un tableau ? L’art présente l’avantage, pour certaines fortunes, d’être un marché opaque. Concrètement, une oeuvre d’art peut être vendue aux enchères sans que l’identité de l’acheteur et du vendeur ne soient révélées. Cette opacité représente une aubaine pour dissimuler[11] les fuites de capitaux, en provenance des pays émergents, de la Chine en particulier, qui serait devenue la locomotive du marché de l’art contemporain. La conjoncture semble de ce point du vue peu favorable, du fait, notamment, du ralentissement de la croissance en Chine, de la crise économique en Russie et au Brésil, d’une remontée possible des taux de la Fed (entrainant une réallocation des capitaux vers le marché obligataire US) ou encore d’une levée probable des contrôles de capitaux en Chine (réduisant le besoin de dissimuler du capital).

 

Graphique 2 : évolution des prix de l’art pictural depuis 1900

Sources : The Economics of Aesthetics and Record Prices for Art since 1701, Christophe Spaenjers, William Goetzmann et Elena Mamonova (2015)

 

Conclusion

Du point de vue de la théorie financière, investir dans un portefeuille diversifié d’oeuvres picturales fait sens pour un investisseur détenant déjà un patrimoine diversifié. L’intuition, que formalise le MEDAF, est que la rentabilité significativement plus faible de l’art (3 % par an sur un historique de plusieurs siècles) par rapport aux actions (9 % an) est alors compensée par la réduction du risque de portefeuille, du fait de la corrélation relativement faible entre la rentabilité de l’art et de la bourse (beta de l’ordre de 0,2 – 0,3).  Tel est, peu ou prou, le consensus sur cette question, que certains chercheurs (Kraüssl, Lehnert et Martelin) remettent en cause depuis peu, soulignant l’importance du biais de sélection dans le calcul des indices de prix du marché de l’art, un problème auquel serait également confronté l’immobilier.

Les perspectives semblent roses pour ce marché si l’on croit en la poursuite de la dynamique des prix enclenchée au début des années 1970 (5 – 6% par an). Davantage encore pour les oeuvres d’artistes vedettes (du « top 100 »), le segment du marché de l’art le plus rentable. Ces hausses de prix reposent-elles sur des fondamentaux pérennes ? Les 1,2 millions d’oeuvres qui reposent dans les coffres des ports francs de Genève permettent d’en douter.

 

 

Sources:

Rapport The art market in 2014, Artprice.

-Site du professeur Aswath Damodaran (Stern School of Business de l’université New York)

Auctions and the Price of Art, Orley Ashenfelter et Kathryn Graddy, 2003

The Economics of Aesthetics and Record Prices for Art since 1701, Christophe Spaenjers, William Goetzmann, et Elena Mamonova, 2015

Accounting For Taste: Art and the Financial Markets Over Three Centuries, William N. Goetzmann, 1993

Art and Money, William N. Goetzmann, Luc Renneboog et Christophe Spaenjers, 2010

Does it Pay to Invest in Art?  A Selection-corrected Returns Perspective, Arthur Korteweg, Roman Kräussl et Patrick Verwijmeren, Review of Financial Studies, 2013.

Is There a Bubble in the Art Market?, Roman Kräussl, Thorsten Lehnert et Nicolas Martelin, The Journal of Empirical Finance, 2016.

Quand la bulle de l’art contemporain éclatera…, Kenneth Rogoff, Les Echos, 10/09/2015.

 


[1]Rush, Richard H. 1961. Art as an Investment

[2]Arthur Korteweg, Roman Kraüssl et Patrick Verwijmeren calculent une rentabilité annuelle moyenne de l’art sur la période 1972-2010 de 6,5 % après correction du biais contre 10 % avant correction.

[3]Taux de rentabilité annuel moyen de 9,5 %, d’après Aswath Damodaran.

[4]3,3% sur la période 1780 – 1960 d’après Robert Anderson (1974), 3,2% sur la période 1716-1986 d’après William N. Goetzmann (1993).

[5]Exemple : les fonds gérés par The Fine Art Fund Group.

[6]Beta de 31,5% calculé par Pesando sur la période 1977-1991.

[7]En utilisant un taux sans risque de 2,2% et une prime de risque de 6,1%, chiffres mis à jour régulièrement par Aswath Damodaran (Stern School of Business de New York) sur son site.

[8]Taux de rentabilité espéré= taux sans risque + beta x prime de risque.

[9]Does it Pay to Invest in Art?  A Selection-corrected Returns Perspective, Arthur Korteweg, Roman Kräussl et Patrick Verwijmeren, Review of Financial Studies, 2013.

[10]Is There a Bubble in the Art Market?, Roman Kräussl, Thorsten Lehnert et Nicolas Martelin, The Journal of Empirical Finance, 2016.

[11]La Chine interdit par exemple à ses citoyens de faire sortir plus de 50 000 dollars par an hors du pays.   

 

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