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L’importance de l’analyse normative au-delà de l’analyse positive (Note)

 

Utilité de l’article : Cet article porte sur l’importance de l’approche normative (qui cherche à déterminer ce qui est souhaitable) et sur sa complémentarité avec l’approche positive (qui cherche à comprendre ce qui est).Il met en avant certains des enjeux et défis liés à celle-ci, en prenant notamment comme illustration le cas d’une extension du programme Medicaid (assurance santé publique pour les personnes à faibles revenus) en Oregon aux Etats-Unis.

 

Résumé :

  • L’analyse positive, qui cherche à comprendre les relations et mécanismes économiques, a connu des progrès majeurs en économie. Cependant, « comprendre ce qui est » s’avère souvent insuffisant ;
  • Évaluer, si un changement, une réforme ou une politique économique est désirable ou non nécessite une approche normative, qui formule des jugements de valeurs et évalue la désirabilité de changements en fonction de ces derniers ;
  • Ce type d’approche ouvre de nombreux débats mais est nécessaire pour séparer les questions de faits de celle de valeurs, et rendre plus transparents les termes du débat et des choix à effectuer ;
  • En définitive, approches positives et normatives sont complémentaires.

 

Durant les deux dernières décennies, la recherche en économie a vu une croissance importante des analyses empiriques relativement aux travaux théoriques.Cela a été permis principalement par l’amélioration des outils informatiques qui a augmenté la facilité à effectuer des analyses économétriques sophistiquées.  En parallèle, l’intérêt croissant pour les études empiriques a engendré une amélioration des méthodes économétriques et d’identification des relations causales[1].Cette évolution constitue un progrès majeur, une meilleure connaissance des relations causales entre différentes variables permettant notamment une meilleure évaluation des impacts potentiels de différentes politiques.

L’exemple-type de cette « révolution » empirique est l’avènement des expériences « randomisées » où un changement (traitement) est alloué de manière aléatoire aux membres d’un sous-ensemble (aléatoire ou représentatif) d’une population d’intérêt. Par exemple, comme nous le discutons plus bas, on peut offrir une assurance de manière aléatoire à certaines personnes afin d’évaluer quels sont les effets liés à la détention d’une assurance.Plus précisément, cette méthode permet d’obtenir une estimation de l’effet moyen d’un traitement sans avoir besoin de s’appuyer sur des hypothèses ou connaissances préalables qui peuvent être contestables. Ce dernier point est, comme le notent par exemple Deaton et Cartwright (2018), un avantage d’un point de vue de l’estimation et de la validité interne (c’est-à-dire, facilite la mesure de l’effet du traitement sur les variables d’intérêt dans le contexte précis de l’étude) mais ne constitue pas un gage de validité externe (c’est-à-dire, que les résultats ne se généralisent pas forcément à d’autres contextes). Une autre limite[2] (celle qui nous intéresse ici) qui s’applique de manière plus générale à toutes les études qui cherchent seulement à déterminer une relation causale ou à comprendre les mécanismes économiques (aux analyses dites « positives ») est que déterminer l’effet d’un changement sur différentes variables ne nous dit (souvent) rien sur la désirabilité de celui-ci. Pour cela, nous avons besoin d’un cadre normatif qui nous permette d’évaluer si, selon certains critères, ce changement est souhaitable ou non.

 

 

Un exemple d’« ambiguïté » de résultats empiriques

Pour illustrer ce point, nous prendrons un exemple récent issu d’une expérience « randomisée » à grande échelle qui a eu lieu en Oregon, aux Etats-Unis. En 2008, l’État d’Oregon a voulu étendre le programme d’assurance Medicaid (destiné aux personnes à faibles revenus). Cependant, la demande pour cette extension ayant excédé l’offre (déterminée par le budget disponible), l’État d’Oregon a décidé d’allouer de manière aléatoire les places restantes dans le programme entre les personnes qui avaient candidaté (pour de plus amples détails, voir Finkelstein et al., 2012). Cette extension et son attribution aléatoire a ainsi permis d’évaluer l’impact d’une meilleure couverture d’assurance sur un ensemble de variables. En principe, avoir une assurance a des effets positifs (moins de risques financiers, une meilleure santé…) mais peut aussi générer un effet d’aléa moral (c’est-à-dire, la surutilisation de certains services médicaux). Les résultats empiriques sont cohérents avec les effets attendus (voir Finkelstein, Hendren, Luttmer, 2018). Ainsi, le programme a bien eu des effets positifs sur la santé des bénéficiaires puisque le risque de dépression ainsi que les risques financiers liés à la santé se sont réduits. On observe aussi une amélioration de la santé auto déclarée bien que ni la mortalité ni les mesures objectives de santé n’aient été affectées (au moins à court-terme). En parallèle, le programme a aussi entraîné une augmentation de l’ensemble des dépenses de santé, pouvant provenir d’une surutilisation de certains services (aléa moral).

Comme le montre Amy Finkelstein (voir cette vidéo – 32min50s), la couverture médiatique de ces résultats a été conséquente mais a surtout offert des lectures diamétralement opposées. À tire d’exemple, les titres d’articles relatifs à ces études vont de « Four reasons why the Oregon Medicaid results are even worse than they Look » à « Oregon’s lesson to the Nation: Medicaid works ». À la lumière des mêmes résultats (des mêmes études positives), on a donc des conclusions contraires quant à la désirabilité du programme considéré par l’étude (en d’autres termes, des jugements normatifs opposés). On voit ainsi la limite qu’il y aurait à se cantonner seulement à l’évaluation d’impact d’un programme sur un ensemble de variables quand on mesure à la fois des effets désirables et d’autres moins : l’évaluation de la désirabilité de celui-ci est alors sujette à des interprétations partisanes et partiales.

 

L’approche normative

Excepté dans le cas (rare) où un changement améliore le bien-être de certains sans détériorer celuides autres (on parle alors d’une augmentation de bien-être au sens de Pareto), toute approche normative requiert de faire des hypothèses et des choix. Ces hypothèses et ces choix sont bien entendu discutables. L’avantage d’avoir une recherche portant sur l’évaluation normative est de rendre ces hypothèses et ces choix clairs et transparents, et de permettre ainsi d’en débattre. Cela permet également d’effectuer une distinction claire entre les questions de faits et celles de valeurs, alors qu’une approche partisane et partiale aura souvent tendance à mélanger les deux, par exemple réinterprétant les faits en direction de ses opinions. Cela permet aussi de mettre en avant de manière encore une fois claire et transparente les arbitrages qu’il peut y avoir à effectuer entre différentes dimensions du bien-être.

L’approche la plus courante en économie pour évaluer l’impact d’une réforme en termes de « bien être », par exemple l’extension d’un programme d’assurance public, se base sur la disposition à payer des individus. Dans ce cas, on peut par exemple comparer la disposition à payer moyenne des individus pour la réforme (provenant, de l’assurance offerte par le programme) au coût moyen par individu de la réforme (les taxes nécessaires pour la financer). Dans ce cas, le poids placé sur chaque individu est le même. On peut cependant, pour des questions par exemple de justice ou de correction des inégalités, estimer que le bien-être de certains individus devrait avoir plus de poids que d’autres (voir, par exemple, Saez et Stantcheva, 2016). La question de« quel poids donner à qui ? » n’est bien entendu pas évidente mais l’avantage de cette approche est qu’elle permet de rendre explicite le choix de la pondération des individus et les principes normatifs sur lesquels elle repose. Cela permet également, pour une pondération donnée, de comparer des réformes avec un objectif similaire.

Bien sûr cette approche n’est pas exempte de critiques. Par exemple, l’estimation de la volonté à payer se base souvent sur l’hypothèse de rationalité des individus. Sous cette dernière, les choix nous informent sur ce que les individus préfèrent et c’est ce qui nous permet cette identification. Le champ de l’économie comportementale a montré que dans de nombreuses situations ce cadre rationnel n’est pas une bonne approximation de la réalité. Cela pose la question de comment effectuer des analyses de bien-être sans tomber le paternalisme (voir à ce sujet Bernheim et Taubinsky, 2018). Cela amène forcément un ensemble de difficultés conceptuels et méthodologiques qu’il est toutefois important de traiter pour que l’évaluation du bien-être de telle ou telle réforme soit basée sur un débat clair et précis, si ce n’est apaisé, où les questions de faits et de valeurs sont clairement séparées.

 

Quelques applications

À la suite de ses travaux sur l’extension de Medicaid en Oregon et du traitement médiatique très contradictoire des résultats de celle-ci, Amy Finkelstein en collaboration avec deux co-auteurs (Finkelstein, Hendren, Luttmer, à paraître) ont cherché à évaluer l’impact en termes de bien-être du fait de bénéficier du programme ou non. Ils se sont plus particulièrement intéressés à évaluer si la valeur de l’assurance fournie par le programme (c’est-à-dire, la valeur que les individus sont prêts à payer pour celle-ci) était supérieure à son coût. Ils laissent ainsi de côté la question de la valeur redistributive du programme mais discutent cependant de la manière dont cette question peut être traitée dans leur cadre d’analyse. Un intérêt majeur de cet article est qu’il considère différentes approches qui varient selon les hypothèses faites, qui sont clairement énoncées. De manière générale, une approche nécessitant moins d’hypothèses requiert plus d’information, c’est-à-dire nécessite de connaître l’impact du programme sur un plus grand nombre de variables. Ce type d’étude met surtout en avant le lien fort qui existe entre analyse empirique et évaluation normative. Cette dernière a besoin des résultats de la première (des estimations des relations causales) pour pouvoir être appliquée. La crédibilité des études de causalité est donc un préalable aux analyses normatives qui nécessitent un nombre d’hypothèses plus important mais qui sont essentielles.

Un autre domaine d’application d’approches normatives est celui des analyses coût-efficacité en économie de la santé (Drummond et al., 2015). Une question qui se pose souvent aux décideurs de systèmes de santé publics est si oui ou non un traitement ou une intervention devraient être remboursés. C’est une décision compliquée notamment parce que l’allocation du budget de la santé porte sur des traitements qui touchent des conditions très différentes (un traitement sur le cancer, un type de prothèse, etc.). Pour pouvoir comparer l’efficacité-coût de traitement pour différentes conditions, il est utile d’avoir une mesure qui s’applique à l’ensemble de celles-ci. En économie de la santé la mesure la plus utilisée est le nombre d’années ajustées pour la qualité de la vie.[3] On va alors comparer l’effet d’un traitement en utilisant cette dernière mesure au surcoût engendré par ce traitement.[4] L’idée est que si l’effet est suffisant par rapport à son coût, alors le traitement devrait être remboursé.[5]

Le seuil fixé dépend de considérations normatives qui doivent se poser au niveau de la société, celles-ci étant par nature discutables. De même l’utilisation comme mesure du nombre d’années ajustées pour la qualité de la vie est discutable et peut ne pas assez prendre en compte des considérations éthiques importantes. Malgré ces limites, il reste important d’avoir une approche systématique et basée sur des principes clairs. Cela ne veut pas dire qu’il faut une application « bête et méchante ». Au contraire, bien qu’il soit important d’utiliser des mesures normatives basées sur des principes réfléchis, il faut en parallèle en comprendre les limites pour éventuellement ajuster les décisions (qui peuvent être alors basées sur des principes d’exception clairs). Ne baser les décisions sur aucune approche claire et systématique implique de baser des décisions importantes sur des modes de décisions arbitraires et mal définis. L’approche normative a ses limites mais ne pas y avoir recours suppose de refuser de faire des choix rationnels même si ces derniers peuvent être difficiles.

 

Conclusion

Cet article a mis en avant l’importance de l’analyse normative en plus de l’analyse positive en économie. Celle-ci est autant passionnante qu’elle est nécessaire car il n’est pas suffisant de comprendre les mécanismes économiques. Il faut aussi essayer de comprendre ce qui est bénéfique de ce qui ne l’est pas. Cela suppose de faire des choix et des hypothèses mais l’avantage de les traiter dans le débat académique est de les rendre clairs et transparents, et de séparer les questions de faits et de valeurs[6]

 

Références

Bernheim B.D. et Taubinsky D., « Behavioral Public Economics », NBER Working Paper, 2018

Deaton A. et Cartwright N., « Understanding and Misunderstanding Randomized Control Trials »,  Social Science and Medicine, 2018

Drummond M.F., Sculpher M.J., Claxton K., Stoddart G.L., Torrance G.W., Methods for the Economic Evaluation of Health Care Programmes, Oxford University Press, 2015

Finkelstein A., Hendren N., Luttmer E.F.P., « The Value of Medicaid: Interpreting Results from the Oregon Health Insurance Experiment », Journal of Political Economy, forthcoming

Finkelstein A., Taubman S., Wright B., Bernstein M., Gruber J., Newhouse J.P., Allen H., Baicker K., Oregon Health Study Group, « The Oregon Health Insurance Experiment: Evidence from the First Year », Quartely Journal of Economics, 2012

Saez E. et Stantcheva S., « Generalized Social Marginal Welfare Weights for Optimal Tax Theory », American Economic Review, 2016

 


[1]     Les économistes s’intéressent surtout aux relations causales car d’un point de vue de politique économique l’intérêt est souvent de savoir quel sera l’effet d’un changement de politique économique au travers d’une certaine variable X (exemple, l’éducation) sur une autre variable Y (exemple, le revenu). Dans les données X et Y peuvent par exemple être corrélées simplement car elles dépendent toutes deux d’une autre variable Z (exemple, de plus grandes facilités). Si la corrélation entre X et Y est seulement le résultat de l’effet de Z sur ces deux variables, modifier de manière exogène X n’aurait aucun effet sur Y. En simplifiant un peu les choses, l’économétrie cherche principalement à identifier la part de la corrélation entre X et Y qui est dû à un effet direct de X sur Y.

[2]     L’utilisation du terme « limite » ici n’implique en rien que ces études ne soient pas (dans de nombreux cas) d’une grande valeur. À notre connaissance, toutes les études, même les meilleures, ont des limites.

[3]     Cette mesure a aussi l’avantage d’être une mesure cardinale et non seulement ordinale. C’est-à-dire que l’accroissement de la mesure de 0,1 à 0,2 est par exemple équivalent en termes de bien-être à un accroissement de 0,8 à 0,9. Également, notons qu’un traitement peut avoir en plus de ces aspects positifs des effets secondaires. Il est important de pouvoir pondérer ces différents aspects, ce que fait (avec plus ou moins de succès) cette mesure.  

[4]     Notons ici que nous simplifions un peu les choses et que l’évaluation repose sur une approche incrémentale (ou marginale). Voir, par exemple, Drummond et al. (2015) pour plus de détails. 

[5]     Notons qu’ici, comme pour l’exemple précédent, une mesure crédible de l’effet du traitement est nécessaire d’où l’importance de bien mesurer cet effet.

[6]     Notons que nous argumentons pas ici pour une substitution de l’économiste ou chercheur au politique. Trancher au final sur les questions de valeurs revient au débat démocratique. Cependant, la recherche peut permettre de rendre plus transparent ce qui est du domaine des faits et ce qui est du domaine des valeurs et ainsi clarifier les termes du débat et les arbitrages éventuels entre différentes dimensions des valeurs.

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