Résumé :
· L’émergence du Renminbi et l’appréciation du dollar risquent d’amener un rééquilibrage mesuré des arrimages des politiques de change de la région en faveur de la monnaie chinoise
· Ce rééquilibrage n’est pas aussi révolutionnaire qu’on peut l’entendre et reste limité par la défiance des pays de la région vis-à-vis du grand voisin chinois, in fine la monnaie américaine devant garder son statut de monnaie phare dans les échanges économico-financiers internationaux
· La modification la plus profonde des politiques monétaires reposera probablement sur une orientation de plus en plus centrée sur l’évolution des prix domestiques
· Ce phénomène, rendu possible par le développement économique et financier des pays, s’accompagnera d’un renforcement des politiques macroprudentielles
Dans un précédent article, nous avons vu comment la construction historique d’une communauté de politiques monétaires en ASEAN 6[1]s’est rattachée à des stratégies de développement extraverties (commercialement et financièrement) et à une histoire monétaire régionale, avec pour objectif la stabilité du taux de change.
Les mutations de l’environnement internes et externes font de l’analyse historique une grille de lecture nécessaire mais insuffisante. La tectonique monétaire internationale actuellement à l’œuvre a un fort potentiel disruptif sur des pays s’appuyant sur le financement externe et soucieux de la stabilité de leurs taux de change. Après avoir analysé les effets des changements externes nous verrons que ceux-ci viennent s’inscrire sur des dynamiques internes fondamentales dans l’évolution des conduites des politiques monétaires.
- Désynchronisation et émergence du Yuan
Les évènements de l’été 2013[2] ont rappelé la sensibilité des pays de la région à l’environnement international. A l’heure où les politiques monétaires des grandes banques centrales (Japon, Zone euro, Etats-Unis et Royaume-Uni) prennent des voix divergentes et où la Chine affiche ses ambitions monétaires extérieures (internationalisation du Renminbi, multiplication des accords de SWAP, entrée au panier des DTS du FMI), cet environnement est en mutation.
a. Une stabilité toujours centrée sur le dollar américain (USD)
Depuis la fin du système de Bretton-Woods en 1976 le rôle de monnaie centrale dans le système international (de réserve et d’échange) de l’USD est quasi constamment annoncé comme remis en cause. Après le Droit de Tirage Spéciaux du FMI, l’émergence du Yen et du Mark puis celui de l’Euro, c’est aujourd’hui l’internationalisation de la monnaie chinoise (RMB) qui pourrait à long terme challenger l’USD. De par son positionnement sur la carte des flux commerciaux et financiers, l’ASEAN est aux avant-postes de cette nouvelle compétition monétaire. Si une hypothétique hégémonie semble remise en cause dans la région, le rôle central de l’USD n’a pas été démenti sur la dernière décennie.
L’émergence du RMB comme moyen de paiement est indéniable depuis le début de la volonté d’internationalisation des autorités chinoises en 2010. Si cela a amené certains à évoquer l’existence d’un bloc Renminbi[3], des études postérieures ont rappelé la prééminence de l’USD dans la variation des taux de change[4]. L’ouverture de nombreuses lignes de SWAP[5], lors de la crise de 2008 entre la région et la FED, puis la construction d’accords intra-régionaux durables en USD actent son statut de monnaie de réserve. Une nouvelle dynamique monétaire internationale fait entrer ce leadership dans une phase de turbulence inconnue jusqu’alors.
b. Les effets d’une appréciation durable de l’USD
En effet, les turbulences économiques et financières importantes de ces dernières années ont eu lieu sur fond de dépréciation de la monnaie américaine, alimentée par la politique « ultra » accommodante de la FED. Or à l’heure où cette dernière semble s’inscrire progressivement sur un chemin de la normalisation de sa politique monétaire à contre courant des autres grands pôles monétaires (Chine, Japon, Zone euro) une appréciation de l’USD, déjà entamée, paraît durable. Comme nous l’expliquions dans l’article précédent, un tel mouvement va à l’encontre des préférences des pays de la région, réticents face à l’appréciation de leurs monnaies (« peur de l’appréciation »). Cette aversion est renforcée par : un ralentissement régional généralisé de la croissance et du commerce ; une inversion de la tendance à l’appréciation du RMB sur fond d’atterrissage de l’économie chinoise ; des pressions à la baisse durable sur le Yen.
Si l’on met de côté les caractéristiques conjecturels et spécifiques (chute des prix des matières premières, crises politiques), on observe une tendance de fond vers un ajustement des parités vis-à-vis de l’USD dans le sillage des autres grandes monnaies régionales. Une fois de plus la politique dirigiste et sérieuse des autorités singapouriennes, qui ont annoncé un décrochage temporaire en faveur d’une dépréciation de leur monnaie par rapport à l’USD, illustre la dynamique régionale. Pour autant cette correction des parités, limitée dans son ampleur par les endettements en USD de chacun des pays, ne remet pas en cause la structure fondamentale de l’inscription des monnaies de l’ASEAN dans le système monétaire international.
c. Vers un arrimage amendé en faveur d’une plus grande multipolarité
L’émergence de la Chine et de sa monnaie comme un acteur important de l’environnement économique régional apparaît à long terme comme un élément que seule une crise politique interne majeure puisse venir entraver. Dès lors, un renforcement de son poids dans la conduite des politiques de change de la zone apparaît inéluctable. L’appréciation de l’USD qui risque de distendre le lien de ce dernier avec les monnaies de l’ASEAN 6 pendant quelques années facilitera cette montée en puissance. Toutefois, l’histoire régionale récente montre que cela n’est pas si révolutionnaire. Successivement les monnaies japonaises et chinoises ont vu leurs rôles entravés par leurs appréciations. Un rapide coup d’œil aux évolutions des taux de change vis-à-vis de l’USD permet d’illustrer les différentes phases des tectoniques monétaires régionales.
In fine, deux constantes demeurent : la peur de l’appréciation et le rôle central (et non hégémonique) de l’USD. Les événements externes actuels s’ils peuvent engendrer d’importantes phases d’ajustement ne sont pas en mesure de remettre en cause ces caractéristiques surtout que la montée en puissance de la monnaie chinoise reste plafonnée par l’important déficit de confiance de ses voisins à son égard.
L’histoire des tectoniques monétaires internationales nous apprend qu’en dépit du caractère souvent soudain des crises monétaires, les modifications des ancrages (formels ou informels) de ces politiques sont des processus progressifs au long cours. Pour la région, au delà d’ajustements temporaires, l’impact des évènements monétaires internationaux, pourtant largement documenté, semble limité. Or justement, l’écueil des analyses sur les politiques monétaires est souvent d’omettre le facteur fondamental des modifications de la conduite de ces dernières : les dynamiques internes de pays, ici en profonde mutation.000
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Le développement économique, moteur d’une gestion de plus en plus introspective de la politique monétaire
L’existence de grands pays s’étant industrialisés avec des politiques monétaires hétérodoxes (Corée du Sud) et l’absence de pays industrialisés menant de telles politiques amène un renversement de la causalité admise entre politiques monétaires « modernes » et développement. La conduite des politiques monétaires serait donc plus déterminée par un stade de développement qu’elle ne le déterminerait.
a. Développement et canaux de la politique monétaire
Malgré le coup d’arrêt de 1997, les pays de l’ASEAN 6 ont connu trente années d’intense développement économique et financier. En moyenne, le revenu réel des habitants a été multiplié par trois en vingt-cinq ans. Un système bancaire s’est développé. Les marchés financiers se sont approfondis et diversifiés. Ces phénomènes exceptionnels modifient profondément les interactivités entre économie réelle et politique monétaire.
Développement des systèmes financiers en ASEAN 5
Note : *Le Viêt-Nam n’est pas pris en compte ; les données sont des moyennes simples des % du PIB
Sources : Banque Mondiale, BSI Economics
Le développement du système financier repose davantage sur l’endettement privé (dette bancaire, obligations). Dans un environnement financiarisé, la politique monétaire en plus d’agir sur le coût du crédit via le taux d’intérêt, agit indirectement sur l’économie par les anticipations des acteurs du marché et les effets de richesse liés aux prix des actifs (q de Tobin, canal du bilan, richesse des ménages).
Parallèlement, le développement économique s’accompagne de la formation d’un panier de consommation plus diversifié au sein duquel les produits agricoles et les matières premières occupent une place moins importante. Or les prix de ces derniers sont fortement dépendants des cours mondiaux. La réduction de leur poids dans le panier de consommation moyen et donc dans l’indice des prix à la consommation rend la stabilité monétaire interne[6] plus directement liée au cycle économique et à la politique monétaire du pays.
La modification des canaux de transmission et une plus grande endogénéité de l’inflation nécessitent une adaptation des objectifs, des outils et des modalités des politiques monétaires.
b. « Modernisation » des politiques monétaires
Souvent aiguillés par les conseils discrets du FMI, les pays de l’ASEAN 6 ont su accompagner leur développement économique d’une modernisation de la conduite de leurs politiques monétaires. Presque tous les pays se sont dotés au cours des vingt dernières années d’objectifs d’inflation explicites, basés sur les prix à la consommation, au dépend d’objectifs de masse monétaire. Ces objectifs sont de plus en plus centraux dans des communications elles-aussi en plein développement. La crise de 1997 a conduit à y ajouter un objectif explicite de stabilité financière et à progressivement se doter de politiques macroprudentielles (point sur lequel nous reviendrons plus bas), souvent avant les pays industrialisés.
Les autorités monétaires, rarement indépendantes dans les faits, ont su améliorer leur transparence, leur communication et la qualité de leurs données en utilisant les outils des banques centrales modernes. Les politiques menées, les résultats obtenus et les réserves de change accumulées font des autorités monétaires des entités de référence dans des environnements incertains où la corruption perdure. Cet effort de modernisation toujours en cours se base sur une structure théorique qui a connu des évolutions importantes récemment.
c. L’outil macro prudentiel dans les pays en développement : la solution pour allier indépendance, ouverture et stabilité
Pendant près d’un demi-siècle le triangle d’incompatibilité, connu sous le nom de triangle de Mundell, a fait office de référence pour analyser les choix stratégiques s’offrant à la politique monétaire. La liberté de mouvement des capitaux, l’indépendance de la politique monétaire et la stabilité externe de la monnaie ne pouvaient cohabiter tous ensemble. On devait renoncer à l’un pour avoir pleinement les deux autres. Le choix des pays de l’ASEAN 6, Singapour mis à part, avait donc été de faire cohabiter un peu des trois (voir graphique).
Politiques monétaires en ASEAN 6 et triangle de Mundell
Note : le positionnement des pays représente à la discrétion de l’auteur le positionnement selon leurs choix de politique monétaire de 2005 à 2015, la flèche indique leur évolution sur cette période
Sources : BSI economics, The Chin-Ito Index
Dans un article de 2013, Rey remet en cause ce triangle du fait de la concomitance entre les cycles monétaires nationaux et internationaux tels que dictés par la FED. Le « trilemme » ne serait qu’un dilemme entre indépendance de celle-ci et libre mouvement des capitaux. Dans la continuité de cet article, des travaux affirment que dans les pays en développement ouverts, une politique de hausse des taux pouvait être expansive en raison des entrées de capitaux[7]. Il y a supériorité des facteurs push(facteurs liés à l’offre capitaux) sur les facteurs pull(facteurs liés à la demande de capitaux), prévalence des conditions internationales sur celles nationales. Pourtant une solution permet de redonner du jeu à la politique monétaire tout en contribuant à la réalisation des objectifs finaux de cette dernière, une politique macroprudentielle active.
Source : The Use and Effectiveness of Macroprudential Policies : New Evidence, IMF 2015
Récent outil à la mode auprès des chercheurs et des banquiers centraux des pays développés, le macroprudentiel recouvre les politiques prudentielles actives qui traitent le système financier dans son ensemble, avec pour but de limiter les risques d’effondrement global (réduction du risque systémique). Cet outil pourrait s’avérer décisif pour les pays en développement ouverts aux capitaux internationaux. En plus de pouvoir prévenir les phénomènes de bulles sectorielles, les risques systémiques et d’orienter le capital, une politique macroprudentielle utilisée à bon escient pourrait permettre d’isoler le pays des cycles internationaux et ainsi redonner à la politique monétaire son rôle de stabilisateur interne.
Conclusion
Les promesses que portent la politique macroprudentielle restent largement inexplorées (aussi bien théoriquement qu’empiriquement), pourtant les politiques monétaires de l’ASEAN 6 dans les années à venir risque d’être très innovantes en la matière.
N’oublions pas que la politique monétaire est une fonction support de l’économie réelle. Elle reste donc tributaire du chemin de développement du pays et de sa réussite dans sa conduite et que les changements qu’elle voudra ne pourront se matérialiser si la santé de l’économie réelle (à laquelle elle contribue bien évidemment) lui permet.
Bibliographie :
Les politiques monétaires, quel renouvellement avec la crise ; C. Bordes, Problèmes économiques (2013)
La nouvelle dynamique des flux de capitaux internationaux apparue après la crise de 2008 renforce-t-elle la stabilité du système monétaire international ; F. Berthaud ; Direction générale du Trésor (2015)
Dilemma not Trilemma: The global financial cycle and monetarypolicyindependence, H. Rey ; Jackson Hola Symposium (2013)
TwoTargets, Two Instruments: Monetary and Exchange Rate Policies in EmergingMarket Economies;Ostry, Ghosh&Chamon (2012)
ApproximatingMonetary Policy: Case Study for the ASEAN-5 ; A. Ramayandi, Department of EconomicsPadjadjaranUniversity (2007)
The Use and Effectiveness of MacroprudentialPolicies : New Evidence, IMF (2015)
Notes:
[1]Par soucis de concision et de cohérence, ne seront traités que les pays les plus importants par le poids économique : l’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines, Singapour et le Viêt-Nam.
[2]Le « taper tantrum », où les premiers signes de la fin du QE3 aux Etats-Unis et donc du dollar bon marché avaient fortement affecté les taux de change des monnaies régionales en générant d’importantes sorties de capitaux (cf. cet article sur BSI Economics)
[3]The Renminbi block is here : drest of the world to go ?, A. Subramanian, M. Kessler, Peterson Institute, 2013
[4]Is there really a Renminbi bloc in Asia, M. Kawai, V. Pontines, ADB Institute, 2014.
[5]Accord entre deux contractants sur un droit activable durant une période de temps déterminée d’échange de devises pour un montant capé.
[6]Déterminée à partir des variations de l’indice des prix à la consommation calculé à partir du panier moyen des consommateurs.
[7]Tools for managing financial-stability risks from capital inflows ; Ostry, Ghosh, Chamon, Qureshi (2012)