Résumé :
• La crise du coronavirus se différencie de la crise de 2008 en partie par l’incertitude élevée qu’elle a généré, particulièrement aux Etats-Unis.
• Cet écart entre l’incertitude observée en 2008 et 2020 proviendrait notamment (i) du caractère exogène du choc sanitaire de la COVID-19, par opposition au choc endogène constitué par la crise des subprimes, et (ii) de la conjonction de chocs d’offre et de demande négatifs dont les effets sur les fluctuations macroéconomiques sont opposés.
• En réaction à ce choc sans précédent, la Réserve Fédérale a immédiatement baissé son taux directeur à son niveau plancher, avant de lancer des programmes de rachats d’actifs massifs et d’aides aux ménages et aux entreprises.
• Malgré un manque de visibilité sur les prévisions d’inflation, la Fed semble plus que jamais considérer l’incertitude dans ses décisions. La décision du 27 août 2020 de définir un nouveau cadre de la politique monétaire tolérant une cible d’inflation au-dessus de 2% montre la volonté des autorités monétaires américaines de disposer des marges de manœuvre plus grandes si ce type de choc venait à se répéter.
Utilité de l’article : cet article tente d’expliquer de quelle manière la Réserve Fédérale a réagi au choc du coronavirus aux Etats-Unis. Tout d’abord, il reprend la chronologie des principales actions de la Fed depuis le début de la pandémie aux Etats-Unis. Il tente ensuite d’expliquer pourquoi ces décisions ont été difficiles mais cruciales, dans une période marquée par un niveau d’incertitude particulièrement élevé.
L’épidémie du coronavirus représente un défi majeur pour les populations, ainsi que pour les décideurs politiques des pays affectés. Le 11 avril 2020, les Etats-Unis sont devenus le pays le plus touché par la désormais pandémie, dénombrant au même moment près de 527 000 cas de contamination et plus de 20 500 morts liés au virus. Afin d’empêcher, ou du moins, de ralentir la propagation du coronavirus, les autorités américaines ont opté pour le confinement de sa population. Bien que nécessaire sur un plan sanitaire, cette décision a néanmoins constitué un choc économique sans précédent pour l’économie américaine, poussant la Réserve Fédérale (Fed) à mettre en place une succession de mesures pour amortir ce choc considérable.
Cette note s’inscrit dans la continuité de l’article de Julien Pinter du 6 juillet 2020 sur « La réponse de la Banque Centrale Européenne au coronavirus », et constitue le deuxième volet de la série BSI Economics consacrée à la réponse des Banques Centrales à la crise de la COVID-19. Nous nous concentrons ici sur l’action de la Fed aux Etats-Unis depuis le début de la pandémie. Comment la banque centrale américaine a-t-elle agit face à la crise du coronavirus ?
Chronologie des actions
Tout d’abord, commençons par une mise en perspective des décisions successives de la Fed pour faire face à la crise de la COVID-19 , avant de tenter d’expliquer pourquoi ces mesures sont appropriées au vu de la situation. Ces décisions se réfèrent les principales annonces faites lors conférences de presse (en caractère gras) ou de communiqués lors des derniers mois ayant suivi les mesures de confinement :
– Le 3 mars, le comité des gouverneurs en charge de la politique monétaire de la Fed, le FOMC (pour « Federal Open Market Committee ») décide d’abaisser le taux directeur aux Etats-Unis de 50 points de base, pour l’amener entre 1 % et 1,25 %.
– Le 15 mars, le FOMC se réunit de nouveau et annonce cette fois-ci : (i) une baisse de son taux directeur de 1 point de pourcentage (de 1-1,25 % à 0-0,25 %), (ii) une action coordonnée des Banques Centrales pour assurer la création de nouvelles lignes de « swaps » en dollars , (iii) un programme de rachats de 500 milliards de dollars de bons du Trésor américain et de 200 milliards de dollars de prêts immobiliers titrisés (« Mortgage-Backed Securities », MBS), dont le bon fonctionnement est primordial pour soutenir les crédits aux ménages et aux entreprises.
– Le 17 mars, la Fed annonce la mise en place de deux plans d’urgence : le Primary Dealer Credit Facility (PDCF), et le Commercial Paper Funding Facility (CPFF), qui consistent tous deux à soutenir et garantir les besoins et les flux de crédits aux ménages et aux entreprises.
– Le 18 mars, la Fed annonce une extension de son plan d’urgence en lançant le Money Market Mutual Fund Liquidity Facility (MMLF), consacré à la préservation des fonds de placement sur le marché monétaire pour y assurer des liquidités en cas de retraits de la part des investisseurs.
– Le 19 mars, la Réserve Fédérale met en place de nouvelles lignes de swaps en dollars à disposition d’autres Banques Centrales .
– Le 23 mars, dans un communiqué de presse, la Fed affiche son intention de prendre des actions plus fortes pour le soutien du crédit au secteur privé, en particulier par l’annonce du rachat d’un montant illimité de titres du Trésor américain, de MBS, ainsi que d’obligations d’entreprises. Cette dernière est perçue comme une innovation importante par rapport à la crise de 2008.
– Le 31 mars, la Fed annonce l’établissement d’un programme temporaire, le repurchase agreement facility for foreign and international monetary authorities (FIMA Repo Facility), consistant à autoriser les autorités monétaires étrangères à échanger à court-terme des bons du Trésor américain contre des dollars. La Fed se montre une nouvelle fois réactive dans le but d’éviter toutes crises de liquidité en dollars au niveau mondial.
– Le 9 avril, la Fed annonce 2 300 milliards de dollars de nouveaux prêts, destinés notamment aux entreprises et aux collectivités locales en difficultés. Parmi les nouveaux programmes annoncés, le Paycheck Protection Program Liquidity Facility (PPPLF) qui prêtera aux institutions financières venant en aide aux PME dont le prêt est lui-même garanti par le Trésor, le Main Street Lending Program qui se présente comme un système de prêts aux PME, les Primary et Secondary Market Corporate Credit Facilities (PMCCF and SMCCF) pour l’achat d’obligations d’entreprises sur le marché primaire et secondaire, le Term Asset-Backed Securities Loan Facility (TALF) pour l’achat de tranches de produit titrisés notés sans risque, le Municipal Liquidity Facility (MLF) qui consiste en l’achat des titres courts émis par les collectivités locales.
– Le 29 avril, la Fed maintien son taux directeur entre 0 et 0,25 %. Le FOMC annonce être prêt à utiliser « toute la palette d’outils » à sa disposition pour atténuer les effets de la COVID-19 sur l’économie américaine.
– Le 10 juin, la Fed maintien son taux directeur entre 0 et 0,25 %. Malgré le rebond de l’économie américaine prévu pour 2021, le FOMC laisse entendre que les taux resteront inchangés aussi longtemps qu’il le faudra pour atteindre ses objectifs de stabilité des prix et de plein emploi.
– Le 15 juin, la Fed annonce sa volonté d’étendre son Main Street Lending Program aux organisations à but non-lucratif, et annonce une mise à jour du Secondary Market Corporate Credit Facilities.
– Le 17 juillet, la Fed modifie son Main Street Lending Program, qui inclut désormais les établissements scolaires, les hôpitaux et les organismes de services sociaux.
– Le 23 juillet, la Fed annonce une amélioration du Term Asset-Backed Securities Loan Facility, Secondary Market Corporate Credit Facility, et Commercial Paper Funding Facility en y ajoutant de nouvelles contreparties.
– Le 29 juillet, le FOMC se réunit et discute d’un nouveau cadre de politique monétaire, principalement concernant la communication des objectifs de long-terme et la stratégie de la Fed. Les membres du FOMC s’inquiètent notamment de l’incertitude qui pèse sur la reprise économique aux Etats-Unis.
– Le 27 août, le FOMC annonce la définition d’un nouveau cadre de la politique monétaire, selon lequel la Fed pourrait tolérer temporairement une inflation supérieure à 2 %.
– Le 16 septembre, la Fed annonce vouloir maintenir sa politique de taux zéro au moins jusqu’à la fin de l’année 2023.
De manière globale, la liste non-exhaustive ci-dessus montre que la Fed a été vigoureuse dans sa réponse au choc économique provoqué par la crise sanitaire liée au coronavirus. Les baisses successives des taux directeurs du 3 et 15 mars, puis les programmes de facilités de crédit accordées aux ménages et aux entreprises et de rachats de titres semblent constituer des outils nécessaires pour répondre à la crise de la COVID-19. De plus, les extensions et améliorations progressives de ces nouveaux programmes semblent montrer toute l’ambiguïté de la situation, liée à la nature incertaine des retombées du coronavirus sur l’économie américaine.
Que retenir de l’intervention de la Fed pour faire face à la pandémie ?
Au vu de la situation et des mesures de politique monétaire non moins exceptionnelles aux Etats-Unis, il semble important d’étudier la question de l’intervention de la Fed en réaction au choc qui a affecté l’économie américaine et mondiale. Pour ce faire, une comparaison avec la crise de 2008 semble nécessaire pour comprendre les enjeux des réponses à la crise actuelle, avant de tenter d’apporter des éléments importants pour comprendre le caractère incertain du choc constitué par la crise de la COVID-19.
Quelles différences avec la crise de 2008 ?
A la suite de la propagation de la pandémie de coronavirus et des mesures prises en conséquence, la question de la sévérité du « Grand confinement » (ainsi appelé par le Fonds Monétaire International pour décrire la récession actuelle) par rapport à celle de la « Grande récession » suite à la crise de 2008 s’est très vite posée dans le débat.
Dans le Blog du CEPII du 26 mars 2020, Aymeric Ortmans et Fabien Tripier proposent un tableau de bord permettant de suivre les principaux indicateurs d’incertitude aux États-Unis, et de comparer leur évolution à celle observée lors des crises financières de 1987 et 2008 (Graphique 1).
Il en ressort que la chute du marché d’actions en 2020 aux Etats-Unis a été comparable en proportion à celle de 2008, mais que les indicateurs d’incertitude financières (la volatilité du marché d’actions, les spreads d’obligations corporate) ou encore l’incertitude sur la politique économique ont connu une augmentation plus importante et plus persistante en 2020 qu’au moment de la faillite de Lehman Brothers en 2008.
Graphique 1 : Evolution de l’incertitude aux Etats-Unis
Sources : Ortmans et Tripier (2020)
La période relativement longue qui s’est écoulée depuis le début de la pandémie nous permet aussi d’analyser les données macroéconomiques à fréquence moins élevée que les données financières étudiées au-dessus. Le Graphique 2 montre l’évolution de la croissance du PIB réel et du taux de chômage aux Etats-Unis depuis 2007.
Graphique 2 : Evolution de la croissance du PIB réel et du taux de chômage aux Etats-Unis
Sources : FRED
Les évolutions du PIB réel et du taux de chômage montrent une chute de l’activité plus abrupte et plus forte en 2020 qu’en 2009. Par conséquent, le taux de chômage a grimpé progressivement de 5 % à 10 % lors de la Grande récession, alors qu’il a littéralement explosé de 3,5 % (son plus bas depuis près de cinquante ans) à près de 15 % pendant la crise actuelle.
Comme souligné plus haut, et comme le rappelle Marc-Olivier Strauss-Kahn, directeur général honoraire de la Banque de France, les causes, le processus et la durée de la récession marquent une différence notable entre les événements de 2008 et de 2020. Une autre différence se trouve au niveau des politiques mises en place pour y répondre, et notamment de la réaction des autorités monétaires.
L’incertitude : un enjeu majeur pour la politique monétaire pendant la crise sanitaire
Face à l’incertitude particulièrement élevée et à la forte et brutale dégradation des indicateurs macroéconomiques observées lors de la crise actuelle, la réaction de la Fed a été forte et immédiate. Le Graphique 3 met en lumière la portée des décisions exposées précédemment : la baisse du taux directeur au niveau plancher et les programmes de rachats de titres et d’aides au secteur privé (perçues comme une avancée majeure de la politique de la Fed par rapport à 2008).
Graphique 3 : Taux Fed funds et taille du bilan de la Réserve Fédérale
Sources : FRED
Intéressons-nous maintenant aux implications de politique monétaire du choc d’incertitude sans précédent qui a caractérisé la crise de 2020. Nous nous focaliserons particulièrement sur l’une des principales missions de la Fed : la stabilité des prix.
Tout d’abord, la nature exogène du choc de 2020 (en opposition à la nature endogène de celui de 2008) a rendu les prévisions macroéconomiques particulièrement troubles. Parallèlement, l’incertitude macroéconomique a été nourrie par la conjonction d’un choc d’offre et de demande négatifs, aux effets diamétralement opposés sur les prix.
Le choc d’offre négatif provient tout d’abord de la fermeture de certaines activités à l’échelle nationale, et de l’arrêt de l’approvisionnement de certaines entreprises, notamment du fait de la place de la Chine dans les chaines de valeurs au niveau mondial. Il a ensuite été amplifié par les mesures de confinement qui ont contribué à un choc négatif de productivité, attribuable à la mise en place de mesures sanitaires dans les entreprises. Le choc d’offre négatif aura donc tendance à faire augmenter les coûts de production, et donc les prix.
Le choc de demande négatif, lui, aura tendance à faire baisser le niveau des prix : il est lié notamment à la baisse de la consommation et de l’investissement privés au moment du confinement.
En résumé, la nature exogène du choc et la conjonction de choc d’offre/choc de demande laissent à penser que l’incertitude globale pourrait se refléter dans les prévisions d’inflation. Le Graphique 4 confirme cette intuition. L’augmentation de l’incertitude sur l’inflation au moment de l’arrivée de la pandémie aux Etats-Unis représente un véritable casse-tête pour le FOMC : la politique monétaire appropriée doit alors être menée en prenant en compte ce niveau d’incertitude particulièrement élevé.
Graphique 4 : Incertitude sur l’inflation aux Etats-Unis
Sources : Réserve Fédérale de New York
Conclusion
Le choc sanitaire, puis financier et macroéconomique du coronavirus a mis la Réserve Fédérale, tout comme les autres Banques Centrales, à rude épreuve. En réaction à l’incertitude générée par ce choc exogène, la Fed s’est montrée à la fois réactive et innovante, face à une situation sans précédent. Paradoxalement, malgré toutes les différences entre les deux crises, la Fed semble en quelques sortes avoir retenu les leçons de la crise de 2008.
Les deux dernières annonces de la Fed du 27 août et du 16 septembre montrent d’une part la persistance de la crise du coronavirus, mais aussi le souhait de l’institution d’être disposée à agir immédiatement face à ce type de choc. En déclarant vouloir cibler temporairement une inflation au-dessus de 2 %, et en s’engageant à maintenir une politique de taux zéro au moins jusqu’à la fin 2023, la Fed marque clairement sa volonté d’ancrer les anticipations des agents sur le long-terme dans le but de réduire l’incertitude propre à la crise actuelle.