Utilité de l’article : L’objectif de cet article est de montrer que, face au ralentissement économique de la zone euro et aux risques de stagnation séculaire, les marges de manœuvre de la politique monétaire sont plus limitées qu’auparavant et que seule la politique budgétaire peut prendre le relais.
Résumé :
- Le nouvel environnement économique européen est caractérisé par une croissance économique faible, des taux d’intérêt durablement bas et une situation de sous-emploi. Ces trois facteurs ne permettent pas de faire remonter l’inflation à un niveau proche de 2 %, la cible fixée par la Banque centrale européenne (BCE) ;
- De plus, les perspectives de croissance économique de la zone euro en 2019 et 2020 ont été revues à la baisse par le FMI et l’OCDE. Dans ce contexte de ralentissement économique principalement dû à des facteurs extérieurs, certains pays ayant une économie davantage basée sur la demande intérieure sont plus résilients que d’autres ;
- Les capacités d’action de la BCE pour contrer ce ralentissement seraient plus limitées qu’auparavant au vu du débat actuel sur la situation de « trappe à liquidité ». Par conséquent il ne reste plus que l’usage de la politique budgétaire et qui pourrait elle-même renforcer l’efficacité de la politique monétaire ;
- Appuyée par des économistes et les institutions (BCE, OCDE, FMI), la politique budgétaire serait un levier efficace pour (1) contrer ce ralentissement économique et (2) sortir de la stagnation séculaire. Or ils restent plusieurs obstacles d’ordre politique et sur l’évolution des règles budgétaires.
1. Les enjeux structurels et conjoncturels de l’économie de la zone euro pourraient légitimer la relance budgétaire
1.a) Une nouvelle donne économique : taux d’intérêt bas et croissance faible, sous-emploi, faible inflation
Les mutations de la macroéconomie sont largement discutées entre économistes et de nouvelles frontières semblent franchies sur de nombreux fronts. On y perçoit trois tendances majeures, à savoir : une croissance durablement faible (la croissance potentielle de la zone euro est évaluée à 1,4 % en 2018 selon la Commission Européenne), des taux d’intérêt durablement faibles ou négatifs (graphique 1) et enfin un sous-emploi croissant[1] en dépit d’un taux de chômage faible ou en baisse (7,4 % au mois d’août 2019 selon Eurostat). Trois tendances qui ne favorisent pas une remontée de l’inflation (0,8 % pour l’inflation « headline » et 1,2 % pour l’inflation sous-jacente[2] au mois de septembre 2019 selon Eurostat) au niveau ciblé par la BCE. Dans ce contexte, les mesures prises par les autorités monétaires et budgétaires semblent insuffisamment coordonnées en Zone euro.
Concernant la dette publique, le débat autour de l’insoutenabilité de la dette des États, appuyé par nombre d’économistes après la crise de 2008 semble s’amoindrir : l’effet boule de neige[3] qui allait pénaliser les générations futures. Et en dépit de la montée de l’endettement public, dans les pays avancés, les taux d’intérêt sont à des niveaux historiquement bas (à maturité 10 ans le 3 décembre France : 0% ; Allemagne : -0,31 %, Espagne : 0,45 % ; Italie : 1,44 %), impliquant des charges d’intérêt qui n’ont jamais été aussi faibles pour les États.
Graphique 1 : Taux d’intérêt souverains à 10 ans (en %)
sources : Bloomberg, BSI Economics
La baisse des taux longs résulte (1) d’un excès structurel de l’épargne sur le plan mondial, (2) d’une politique monétaire toujours très accommodante ainsi (3) qu’un climat de ralentissement de la croissance mondialeet d’aversion au risque élevée, se traduisant par une demande forte pour les actifs sans risque (phénomène de flight-to-quality sur les obligations souveraines). Ainsi l’Agence France Trésor emprunte actuellement à des taux négatifs jusqu’à une maturité de 10 ans et une bonne partie de la dette allemande traite sous la barre des 0 %.
De plus, les taux directeurs étant au niveau plancher (voir en territoire négatif pour le taux de dépôt), l’efficacité macroéconomique des politiques monétaires non conventionnelles peut s’avérer limitée à force d’utilisation.Nous observons que depuis le lancement de l’assouplissement quantitatif en 2015, la base monétaire[4] a augmenté de 166 % (passant de 1 200 à 3 200 milliards d’euros), alors que, dans le même temps, la masse monétaire (M3) n’a augmenté que de 20 %. Cela mène à conclure qu’une part non négligeable des 2 000 milliards d’euros de base de monnaie créés par l’Eurosystème ne sont qu’imparfaitement transmis à l’économie réelle. Par conséquent, il est peu probable qu’une nouvelle forte hausse de bilan à l’économie changera cette situation de façon significative[5].
1.b) Le ralentissement économique de la zone euro : baisse dans le secteur de l’industrie mais les services se montrent résilients
Comme le démontre les récents chiffres publiés par l’OCDE ou le FMI, l’économie de la Zone euro fait face à une situation de ralentissement. Ainsi ces deux institutions ont révisé leurs prévisions à la baisse cet automne (-0,1 pt en 2019 et -0,4 pt en 2020 pour l’OCDE et -0,1 pt en 2019 et -0,2 pt en 2020) pour la Zone euro (voir graphique 2). Les données des dernières enquêtes conjoncturelles continuent de montrer un fort ralentissement dans le secteur manufacturier, notamment en Allemagne[6], mais le secteur des services se montre plus résilient. L’économie française, de part sa demande intérieure dynamique, est devenue le moteur de la croissance de l’UEM.
Graphique 2 : Évolution des prévisions croissance du PIB de la Zone euro (en %)
sources : FMI, OCDE, BSI Economics
Ainsi, une politique budgétaire expansionniste aurait deux objectifs : amortir le ralentissement économique etrenforcer la croissance potentielle en mobilisant l’épargne existante et inciter les agents économiques à investir. La question qui se pose alors est de savoir de quelles marges de manœuvres les gouvernements de la zone euro disposent pour s’acquitter de leurs responsabilités en matière de stabilisation et de politiques structurelles (investissement public), compte tenu du fait que les niveaux de dette publique sont déjà élevés.
2. La relance budgétaire devient pertinente et approuvée par les institutions malgré les contraintes qu’imposent les règles budgétaires de l’UE
2.a) L’appel à la relance budgétaire : politique contra-cyclique et de relance de l’investissement public pour renforcer la croissance potentielle
De plus en plus d’économistes, comme Olivier Blanchard, mais aussi les institutions supranationales, soulignent que le levier budgétaire devient une nécessité face au risque de stagnation séculaire[7] et/ou de ralentissement économique[8].
Pour Olivier Blanchard, c’est d’abord le taux d’intérêt nominal inférieur au taux de croissance nominal qui est mis en avant (r<g) et qui devient la norme[9]. Un écart positif entre le taux de croissance et le taux d’intérêt assurerait la soutenabilité de la dette à long terme[10].Par conséquent, au niveau où se situe le coût de financement de l’État, la balance coût/avantage de la dette devient positive et l’état de la conjoncture économique facilite une hausse de l’effet multiplicateur[11] des dépenses publiques[12].
Appliqué à la Zone euro, les pays qui connaissent un régime de taux d’intérêt dans lequel r > g (où r est le taux d’intérêt et g le taux de croissance du PIB) sont donc très limités dans l’utilisation des politiques budgétaires (cas de l’Italie, la Grèce). Pour les autres (Allemagne, Pays-Bas, Irlande, Finlande, Autriche et dans une moindre mesure la France[13], Espagne, Portugal et Belgique), la dynamique du ratio de la dette sur PIB aura tendance à être stable, c’est-à-dire que même si le gouvernement finance toutes les dépenses liées à la charge d’intérêt par émission de dette, le ratio dette au PIB aura tendance à diminuer.
Cela signifie que ces pays ont des marges de manœuvre leur permettant de recourir à des politiques budgétaires contra-cycliques pour (1) contrer le ralentissement économique et (2) renforcer la croissance potentielle via l’investissement public sans menacer la soutenabilité de leur dette publique.
Tableau 1 : Les marges de manœuvre de relance budgétaire dans certains pays de la Zone euro en 2019
Source : Paul De Grauwe & Yuemei Ji (2019)
L’appel à la relance budgétaire est aussi renforcé par les organisations internationales comme l’OCDE, le FMI ou la BCE, qui justifient cette relance pour amortir le ralentissement économique. Lors sa dernière publication sur les perspectives économiques intermédiaires du mois de septembre 2019[14], l’OCDE rappelle qu’il existe des capacités budgétaires pour plusieurs pays de la Zone euro (Allemagne, Pays-Bas, Autriche ou pays baltes) et que son utilisation renforcerait la croissance économique à moyen et long terme de l’UEM. Quelques jours auparavant, à la conférence de presse du Conseil des Gouverneurs ,Mario Draghi, le Président de la BCE de l’époque, appelait les pays ayant un surplus budgétaire à « agir avec efficacité et rapidité » en raison de la dégradation des perspectives économiques en zone euro. De plus, lors de sa dernière conférence de presse, le 24 octobre, il a mentionné que l’efficacité de la politique monétaire (afin de faire converger l’inflation vers un niveau inférieur mais proche de 2 %) dépendait désormais de l’utilisation de la politique budgétaire[15]. Enfin, le FMI encourageait notamment l’Allemagne à agir à travers la publication de l’article IV au mois de juillet 2019.
2.b) Mais les pays concernés restent réticents à tout soutien budgétaire malgré la pression qui commence à peser sur eux
Les récents développements macroéconomiques ne font pas évoluer les États membres qui restent réticents à toute forme de soutien à la demande malgré le niveau des taux d’intérêt et le ralentissement économique en Zone euro. De facto, alors que (1) le coût de l’endettement est en chute libre (la demande d’obligation souveraine est forte, ce qui entraine une baisse de leur rendement), (2) qu’il y a un manque de demande interne et que l’investissement public est insuffisant depuis la crise de 2008, pénalisant ainsi la croissance potentielle, certains membres de la Zone euro refusent d’utiliser le levier budgétaire.
La pression sur les économies disposant de ces marges de manœuvre se fait très forte, provenant des institutions mais aussi des marchés financiers, d’autant plus que les risques de récession économique, que connait l’Allemagne devant une baisse avancée de leur secteur manufacturier[16], devraient inciter à une relance coordonnée européenne.
Dans ce contexte, le ministre de l’Économie allemand O. Scholtz tente de faire évoluer la politique économique allemande, défendant dorénavant un « budget solide » et non plus un « déficit zéro »(schwarze Null), tandis que les Pays-Bas envisagent de créer un fonds d’investissement public de 50 Mds EUR financé par de l’endettement pour développer certains secteurs qui manquent cruellement de capitaux. La Finlande a récemment rejoint l’appel de la BCE et s’apprête à investir dans ses infrastructures pour dynamiser croissance de court terme et de long terme. Ce stimulus budgétaire qui se fait attendre constitue donc à la fois une nécessité, compte tenu de l’état de la conjoncture, mais aussi une opportunité, compte tenu du niveau des taux d’intérêt.
2.c) Et les règles budgétaires peuvent contraindre les États de la zone euro à utiliser la politique budgétaire
Les défauts des règles budgétaires et l’incomplétude de la Zone euro sont parfaitement connues[17]: les règles imposent aux États de ramener leur déficit public structurel[18] à 0,5 % du PIB et de réduire progressivement leur dette publique vers les 60 % du PIB et un déficit public de 3 % du PIB à respecter.
Le caractère pro-cyclique est souvent dénoncé : en période de contraction du PIB les États restreignent la politique budgétaire ce qui accentue la récession et augmente de facto le ratio d’endettement public.
Cependant, de nombreux économistes appellent à simplifier et assouplir ces règles, afin de permettre aux États de mieux soutenir l’activité face aux chocs asymétriques. Un collectif de 14 économistes franco-allemands[19] a fait part de ses propositions pour y parvenir. Ils proposent notamment de remplacer les règles budgétaires actuelles, centrées sur le déficit dit « structurel » par une règle simple de dépenses avec un objectif de long terme de réduction de la dette.
L’idée de l’avantage coûts/bénéfices de la hausse de l’endettement public est finalement de plus en plus consensuelle[20], mais il faudrait désormais s’interroger sur l’utilisation de cette nouvelle dette (des pistes de réflexion seront apportées prochainement sur le site de BSI avec un nouvel article).
Conclusion
Ce nouvel environnement macroéconomique, combiné avec un ralentissement économique pour la Zone euro, renforce la nécessité d’utiliser le levier budgétaire pour but d’augmenter la croissance potentielle et de mieux appréhender les chocs à venir. Il en dépend désormais de la volonté politique des États ayant des capacités budgétaires à activer ce levier.
(article achevé le 3 décembre 2019)
[1]Blanchard, O., & Summers, L. H. (2019). Evolution Or Revolution: Rethinking Macroeconomics After the Great Recession. Mit Press.
[2] Inflation hors composantes volatiles (pétrole, produits frais, viande, etc.)
[3] L’effet boule de neige de la dette désigne le processus autonome d’aggravation du déficit public résultant d’un écart entre le taux de croissance économique et le coût de la dette publique (associé à un niveau donné des taux d’intérêt).
[4] La Base monétaire désigne à la fois les billets & pièces en circulation et les avoirs monétaires détenus par les banques auprès de la Banque centrale.
[5] De Grauwe, P., & Ji, Y. (2019). Time to change budgetary priorities in the eurozone. Intereconomics, 54(5), 285-290.
[7] La stagnation séculaire fait généralement référence à une situation où une économie est confrontée à la combinaison d’une faible croissance et d’une faible inflation dans un contexte de taux d’intérêt bas
[8] Le Floc’h, P (2016). Quels risques de stagnation séculaire pour la zone euro. Etudes BSI Economics. novembre
[9]Blanchard, O. (2019). Public debt and low interest rates. American Economic Review, 109(4), 1197-1229.
[10]Aurissergues E. (2019). La hausse des dettes publiques : faut-il s’en réjouir ? , BSI Economics, mars
[11]Auerbach, A. J., & Gorodnichenko, Y. (2012). Measuring the output responses to fiscal policy. American Economic Journal: Economic Policy, 4(2), 1-27.
[12]Ramey, V. A. (2019). Ten years after the financial crisis: What have we learned from the renaissance in fiscal research?. Journal of Economic Perspectives, 33(2), 89-114.
[13]Heyer, E., & Timbeau, X. (2019). Quelles sont les marges de manœuvre pour les finances publiques françaises dans un univers de taux d’intérêt durablement bas ?, OFCE, Le Blog, 16 octobre
[14]OCDE (2019), Perspectives économiques intermédiaire, septembre
[15]Draghi M. (2019). Introductory statement to the press conference (with Q&A), 24 octobre.
[17]Bénassy-Quéré, A., Ragot, X., & Wolff, G. (2016). Quelle union budgétaire pour la Zone euro?. Notes du conseil d’analyse economique, (2), 1-12.
[18] Soit le déficit public corrigé du cycle de l’activité économique.
[19]Telos-eu (2018). Réconcilier solidarité et discipline de marché dans la Zone euro.
[20]Furman, J. (2016). The new view of fiscal policy and its application. VoxEU. org.