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Killer Chart : alerte sur la structure de la dette publique aux Etats-Unis

Cette courte note propose de décrypter un graphique marquant, en lien avec l’actualité économique.  A l’heure où Moody’s dégrade la notation souveraine des Etats-Unis, ce Killer Chart revient sur un aspect spécifique de la dette américaine : la baisse de sa maturité moyenne depuis 2023… Source de risques à court et moyen terme ?

Kc maturité dette us jpeg

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Pourquoi c’est intéressant ?

Tout d’abord il s’agit de remettre ce phénomène dans le contexte des récentes années. Depuis juin 2022, les titres de Trésor américain ne bénéficient plus du même soutien de la Federal Reserve (Fed), qui après plusieurs années de politiques monétaires non conventionnelles, est entrée dans une phase de réduction de la taille de son bilan (quantitative tightenning, QT[1]). Cette normalisation de la politique monétaire implique davantage de volatilité des rendements obligataires, plus sensibles à l’évolution des chiffres macroéconomiques et à leur perception par les actuels et potentiels détenteurs de titres de dette souveraine américaine.

Or, depuis 2021 l’inflation s’est ancrée au-dessus de la cible de +2 % de la Fed, nécessitant d’ajuster les taux directeurs. Cela a conduit de facto à une hausse des taux d’intérêt le long de la courbe des taux[2] et à une augmentation du taux d’intérêt moyen payé sur la dette publique (cf. courbe en jaune sur le Killer Chart ci-dessus). Malgré un ralentissement de l’inflation et une baisse des taux directeurs fin 2024, les Etats-Unis font néanmoins face à une incertitude accrue ces derniers mois (droits de douane, emploi, situation budgétaire, cf. cet article), de telle sorte que les tensions sur les taux d’intérêt obligataires se poursuivent.

Dans une telle configuration, la hausse des rendements obligataires s’est accompagnée d’une réduction de la maturité moyenne de la dette (cf. progression de la part des obligations avec une maturité inférieure à 1 an dans le total de la dette émise, courbe en bleu sur le graphique[3]). Il semblerait que le gouvernement américain ait adapté sa stratégie d’émissions, via une forme de substitution d’émissions d’obligations à maturité longue par des obligations à maturités courtes, afin d’éviter une hausse prononcée de la charge de la dette publique. Depuis fin 2023, le gouvernement semble d’ailleurs placer avec plus de facilité les titres de dette à courte maturité[4].

Qu’en penser ?

En raccourcissant la maturité moyenne de sa dette, un gouvernement s’expose généralement à refinancer plus régulièrement une part plus importante de sa dette, ce qui est en principe un signe de dégradation de la structure d’une dette publique. Cette stratégie peut s’avérer « périlleuse » car elle expose à un risque de refinancement[5] plus élevé.

Il est fréquent d’observer que les pays adoptant une telle stratégie, souvent des économies émergentes, essayent de maintenir stable le taux d’intérêt moyen payé sur leur dette publique[6]. Par ailleurs, ces économies réalisent d’importants efforts pour i) juguler l’inflation et ii) consolider leurs finances publiques, avec l’idée sous-jacente de favoriser une baisse des taux d’intérêt à court et moyen terme. Lorsqu’ils y parviennent, ils émettent de nouveau sur des maturités plus longues et allongent progressivement la maturité moyenne de leur dette.

Les Etats-Unis sont-ils capables de minimiser les risques liés à ce raccourcissement de la maturité moyenne de leur dette ? Le doute est plus que largement permis.

Sur la partie inflation, si celle-ci diminue (+2,3 % en g.a en avril), l’impact du potentiel relèvement des droits de douane à partir de juillet 2025 serait particulièrement préjudiciable sur la trajectoire des prix aux Etats-Unis. Cependant, les récentes négociations, avec la Chine par exemple, laissent espérer des droits de douane finalement moins élevés que ceux annoncés début avril et un impact inflationniste de moindre ampleur. Les anticipations d’inflation à 1 an de la Banque de Cleveland sont proches de +2,7 % en mai[7], un chiffre qui plaide pour une inflation certes haussière mais qui reste maitrisée.

Sur la partie budgétaire, les risques semblent en revanche nettement orientés à la hausse, le stimulus budgétaire souhaité par l’administration Trump (House Reconciliation Bill) suscitant de vives inquiétudes. Le principal enjeu concerne la pérennisation ou non post 2026 des mesures budgétaires introduites par D. Trump lors de son premier mandat en 2017[8]. Selon le Committee for a Responsible Federal Budget, cette pérennisation augmenterait la dette publique de 3 300 Mds USD d’ici 2034. Dès 2027, cela augmenterait le déficit public de 1,8 point de PIB supplémentaire (déjà très creusé : -5,3 % du PIB par le FMI à cet horizon).

A ce stade, le projet budgétaire de D. Trump ne convainc pas le Congrès, avec l’opposition du plusieurs Républicains. Un creusement des déséquilibres budgétaires se concrétiserait par davantage de tensions sur les rendements obligataires et menace également la trajectoire des dépenses liées aux charges d’intérêts, qui ont déjà fortement augmenté depuis 2019 : elles couvraient 12,2 % des recettes publiques en 2024 contre 7,6 % en 2019[9].

Même dans une configuration où la Fed retrouve des marges de manœuvre pour reprendre son cycle de baisse des taux directeurs, une hausse de la perception du risque souverain pourrait bien contrecarrer la transmission de la baisse des taux courts au taux longs et peser sur les équilibres budgétaires. Cela offre probablement une réflexion plus large sur les difficultés de sortir des politiques monétaires non conventionnelles sans opérer un virage vers davantage de discipline budgétaire !

V.L, article rédigé le 18/05/2024

 

[1] Le QT consiste notamment à ce que la Fed réduise fortement ses rachats de titres du Trésor américains et ne refinance que partiellement les titres de dette qu’elle détient une fois arrivée à maturité. Pour plus d’informations sur les mécanismes du QT, cf. cet article de Maëlle Vaille sur BSI Economics.

[2] Pour plus de précision, cf. cet article de BSI Economics pour comprendre la structure de la courbe des taux.

[3] Ces dernières années, la part des obligations souveraines avec une maturité inférieure à 1 an a gagné près de 6 pts dans le total des obligations émises par le gouvernement, pour atteindre 35 %. Depuis un an, cette part est en moyenne supérieure de 3 pts à sa moyenne de long terme. En revanche, celles de maturités comprises entre 1 et 5 ans ou de maturités entre 5 et 10 ans (50 % du total des titres émis) est inférieure de -3 pts. Sur des maturités plus longues (15 % du total), la part est légèrement supérieure à la moyenne de long terme (+1,5 pt).

[4] Le ratio bid to cover a augmenté pour les obligations de maturité maximum de 1 an tandis que depuis 2024, ce ratio a tendance à diminuer pour des obligations à 5 et 10 ans (tout en restant supérieur à 1). Ce ratio est le rapport entre le montant total des offres soumises par les potentiels acquéreurs de titres et le montant total des titres effectivement émis par le Trésor. Une augmentation du ratio révèle un appétit croissant des investisseurs pour les titres en question.

[5] Le risque de payer un taux d’intérêt plus élevé pour la dette, arrivant à échéance et à refinancer, par rapport à quand elle a été émise

[6] Sans réduction de l’inflation et/ou sans consolidation budgétaire, un risque de refinancement se manifeste. Dès lors, la charge d’intérêts croît dans des proportions telles que la part de la dette liée aux remboursements des intérêts augmentent significativement et que les nouvelles levées de dette servent majoritairement à financer cette hausse de la charge d’intérêts. Une telle situation amène les investisseurs à demander une rémunération plus élevée pour acquérir cette dette, instaurant une spirale négative où des taux d’intérêt plus élevés appellent des taux plus élevés.

[7] Celles des consommateurs affichent plus d’inquiétudes : +3,6 % en avril, +0,6 pt par rapport au T4 2024.

[8] Les coupes dans les dépenses et autres mesures seraient plus que largement insuffisantes pour éviter un creusement massif du déficit publicselon le Committee for a Responsible Federal Budget.

[9] Les ratios des charges d’intérêts aux Etats-Unis, en % des recettes publiques et des dépenses publiques, sont bien plus élevés en 2024 que dans les économies de notation souveraine proche (segment de notation de AAA à AA-) : de 2,9 écarts types supérieurs à la moyenne de ces économies pour le ratio ramené aux recettes (ce ratio était de 1,4 écart type supérieur en 2019 pour les Etats-Unis) et de 2,6 écarts types pour le ratio ramené aux dépenses (1,1 en 2019).

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