Résumé :
- Depuis la mi-septembre 2024, malgré le contexte de baisse des taux directeurs par la Réserve Fédérale américaine (Fed), les taux d’intérêt américains à long terme suivent une tendance haussière.
- Cette augmentation semble principalement s’expliquer par l’évolution de « la prime de terme », qui a été comprimée pendant des années et semble particulièrement « se réveiller » depuis fin 2024.
- Les incertitudes relatives à l’inflation future et à la trajectoire de politique monétaire de la Fed sont en partie responsables de cette augmentation de la prime de terme.
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Entre mi-septembre 2024 et mi-janvier 2025, les taux d’intérêt américains à long terme ont connu une forte hausse. Les taux à dix ans sont passés de 3,6 % à 4,8 %, atteignant leur plus haut niveau depuis octobre 2023, tandis que les taux à trente ans ont atteint 4,9 % le 14 janvier, contre 3,9 % mi-septembre. Après un desserrement courant janvier, les taux longs se sont de nouveau tendus en février.
Cette augmentation des taux longs peut sembler surprenante, car elle intervient dans une phase d’assouplissement de la politique monétaire américaine. La Réserve fédérale a en effet réduit son taux directeur de 100 points de base depuis septembre 2024.
Ainsi, les taux d’intérêt de court terme baisseraient tandis que les taux longs adopteraient une trajectoire inverse. Cette situation n’est pour autant pas aussi paradoxale qu’elle n’y paraît, notamment suite à une période d’inversion de la courbe des taux[1].
Cette note vise à explorer les raisons de l’élargissement de l’écart entre les taux courts et les taux longs en revenant sur le rôle prédominant de la « prime de terme » [2].
Prime de terme : des taux directeurs à la structure de la courbe des taux
Selon la théorie financière, les taux d’intérêt ou rendements des obligations du Trésor se composent de trois éléments principaux : (i) les taux courts, influencés directement par le niveau de taux directeur de la banque centrale, (ii) les anticipations d’évolution du taux d’intérêt de la banque centrale sur l’horizon de l’obligation, et (ii) la prime de terme.
La seconde composante détermine le niveau du taux sans risque. Elle repose sur deux hypothèses : (i) les anticipations du taux neutre[3], influencés par des éléments structurels (par exemple la productivité, la démographie), (ii) le degré d’accommodation de la politique monétaire, déterminé par les attentes d’inflation, la situation du marché du travail et la fonction de réaction de la banque centrale, la Fed en l’occurrence.
Quant à la prime de terme, elle se définit comme la rémunération demandée par les investisseurs pour supporter le risque de taux d’intérêt inhérent aux titres du Trésor. Cette prime rémunère donc le risque lié à la détention d’obligations de plus longue maturité plutôt que de refinancer continuellement des obligations dont l’échéance est très courte. En effet, les obligations à long terme sont principalement plus risquées en raison du risque de variation des taux d’intérêt au cours de leur durée de vie. Au-delà des incertitudes concernant les évolutions des taux et de l’inflation, la prime de terme comprend également l’excès de rendement requis pour compenser les risques liés à l’illiquidité des marchés des obligations à plus long-terme ainsi que la volatilité des cours (qui représente une mesure du risque pris par les investisseurs).
Cette prime de terme dépend principalement de l’incertitude relative à l’inflation et au taux réel à court terme. Cette variable est suivie de près par les analystes, car elle fournit des informations clés sur la perception des investisseurs quant aux risques futurs, qu’il s’agisse de l’inflation, de l’équilibre entre offre et demande de titres obligataires, ou de tout autre élément allant au-delà de la trajectoire attendue des taux de court terme.
La prime de terme n’est pas directement observable et est estimée à l’aide de modèles économétriques, tels que le modèle Adrian, Crump et Moench[4] , le modèle de Kim et Wright[5] ou le modèle de Christensen et Rudebusch[6].
Quels sont les facteurs explicatifs de la hausse récente des taux 10 ans américains ?
L’augmentation de 120 points de base des taux américains à 10 ans entre mi-septembre 2024 et mi-janvier 2025 s’explique à la fois par (i) une réduction des baisses de taux de la Fed anticipées par les marchés et donc un réajustement des taux courts moyens attendus sur les prochaines années, et (ii) une hausse de la prime de terme. Selon le modèle de Christensen et Rudebusch, utilisé par la Federal Reserve Bank of Francisco, le taux court moyen attendu sur les 10 prochaines années a augmenté de 57 points de base, et la prime de terme à 10 ans de 63 points de base, sur cette même période.
Premièrement, l’amélioration récente des données macroéconomiques aux Etats-Unis, notamment sur le marché du travail, a retardé les attentes d’une réduction plus « agressive » des taux par la Fed. La croissance de l’emploi du mois de décembre a été nettement supérieure aux attentes, avec des créations d’emplois non agricoles s’élevant à 256 000 contre 165 000 anticipé par les analystes. Le taux de chômage a légèrement baissé, passant de 4,2% en septembre à 4,1 % en décembre. Parallèlement, l’inflation américaine s’est renforcée en décembre, augmentant de +2,9 % en glissement annuel, comparé au plus bas niveau du cycle de +2,4 % en septembre.
En réaction à cet ensemble de données, les membres de la Fed ont ajusté leurs anticipations de baisses de taux (communiquées aux marchés financiers à travers leurs dots plots[7]). Les publications de dots plots de décembre 2024 révèlent que la banque centrale américaine anticipe désormais une réduction de 50 points de base en 2025, soit la moitié de ce qui était prévu en septembre 2024, lorsqu’elle s’inquiétait de l’évolution du marché du travail. Les acteurs des marchés financiers en ont fait de même. Mi-janvier, ces derniers anticipaient un taux terminal de 2,8 % pour la fin de l’année 2025 contre 3.9 % mi-septembre. Autrement dit, c’est l’équivalent de quatre baisses de taux de 25 points de base pour l’année 2025 qui ont été supprimées, sur un court intervalle de temps.
Deuxièmement, la prime de terme, comprimée depuis plusieurs années sur le marché de la dette, se reconstitue progressivement en raison des craintes liées à la politique budgétaire américaine, sous le mandat du nouveau Président élu Donald Trump. Lors d’un événement virtuel datant du 9 janvier 2025, Thomas Barkin, président de la Federal Reserve Bank de Richmond, a cité la prime de terme comme une raison de la hausse des taux d’intérêt à long terme, par opposition à la crainte d’une reprise de l’inflation.
Selon le modèle d’Adrian, Crump et Moench (ACM), la prime de terme était négative en septembre pour avoisiner les 50 points de base en janvier 2025 (voir graphique ci-dessous). Ainsi, le marché exige une prime de risque pour détenir de la dette de long terme émise par le Trésor américain telle qu’on n’en avait pas vu depuis 2014. Toutefois, il est important de relativiser le niveau actuel de la prime de terme. En effet, si cette prime s’est nettement comprimée depuis les politiques d’assouplissement quantitatif de la Réserve fédérale, son niveau actuel est encore loin de sa moyenne de long terme (niveau moyen de 82 points de base entre janvier 1990 et février 2025 selon le modèle ACM).
Graphique 1 : Taux 10 ans américains et prime de terme
Source : Bloomberg
Quels sont les éléments à l’origine de ce réveil de la prime de terme ?
La récente hausse de la prime de terme résulte d’une augmentation des incertitudes des investisseurs. Ces incertitudes concernent en premier lieu l’inflation, et par extension, la trajectoire de la politique monétaire de la Fed. En effet, un grand nombre de mesures proposées par Donald Trump, telles que la mise en place de droits de douane, les baisses d’impôts et les politiques d’immigration plus strictes, pourraient accroître le niveau d’inflation.
Les anticipations d’inflation à 5 ans, mesurées par l’Université du Michigan, ont atteint 3,2 % en janvier 2025, un des niveaux les plus élevés depuis 2008. Plus les incertitudes augmentent, plus les investisseurs exigent une rémunération supplémentaire pour détenir des obligations d’Etat de long terme. En effet, si l’inflation augmente de manière inattendue, la banque centrale pourrait de nouveau durcir sa politique monétaire, entraînant une baisse des cours des obligations[8], et de facto une perte pour les investisseurs. Ainsi, la prime de terme est positivement corrélée à la volatilité des anticipations d’inflation.
En outre, les acteurs du marché intègrent dans la prime de terme des incertitudes sur la situation budgétaire américaine. Les promesses de campagne de Donald Trump décrites plus haut pourraient accroître le déficit budgétaire américain (cf. ce Killer Chart sur la transmission des taux).
La dette de gouvernement américain s’élevait déjà à 123% du PIB en 2024, soit 35 500 Mds USD. Les intérêts versés par le gouvernement, avec les impôts reçus, s’élevaient à 169 Mds USD en 2024, une somme qui fluctue avec le niveau d’endettement mais également au gré de l’évolution des taux d’intérêt. Cette somme représente la cinquième dépense la plus importante du budget américain. Le marché augmente ainsi ses exigences de rémunération sur la partie longue de la courbe pour tenir compte de la situation budgétaire, du déficit, synonyme d’un potentiel plus grand nombre d’émissions dans la partie longue de la courbe.
L’anticipation de potentiels déséquilibres entre offre et demande peut également être à l’origine d’une prime de terme plus élevée. Le Trésor sera dans l’obligation d’augmenter ses émissions afin de financer des déficits budgétaires plus importants. Du côté de la demande en bons du Trésor, le resserrement quantitatif[9] de la banque centrale réduit la demande et les investisseurs privés doivent donc absorber davantage de ces obligations.
En 2023, lors de la précédente envolée des primes de termes, il apparaît que cette hausse était en partie due à un déséquilibre entre l’offre et la demande de titres de dette. C’est ce que semble révéler les résultats mitigés du système d’enchères de bons du Trésor durant cette période : le gouvernement offrait plus de titres dette à vendre que les investisseurs ne souhaitaient en acheter. Aujourd’hui, il n’y aurait pas de tel écart entre offre et demande. La hausse de la prime de terme trouve donc entièrement ses origines dans les incertitudes des investisseurs et des exigences de compensation pour le risque plus élevées, dans un environnement de taux plus hauts. La perspective de besoins d’emprunts publics importants, combinée à une réduction de la taille du bilan de la Fed toujours en vigueur accroît ces incertitudes.
Après une accalmie dans la hausse des taux à long terme entre mi-janvier et début février, ceux-ci ont repris leur progression. Cette détente de courte durée était due à quelques signaux de ralentissement de l’économie américaine ainsi qu’aux directives du département du Trésor qui ont apaisé les inquiétudes du marché quant à l’augmentation imminente de l’émission de dette publique à long terme[10].
Le débat sur le marché est désormais de savoir si la récente augmentation des primes de terme américaines pourrait signaler le début d’une nouvelle tendance haussière durable. Les arguments incluent des perspectives d’inflation structurellement plus élevées et volatiles, dues à un protectionnisme accru et à des risques géopolitiques. Cependant, le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, a récemment exprimé la volonté de l’administration Trump de réduire les taux à 10 ans, et non pas les taux à court terme, indiquant une intention de diminuer la prime de terme. Pour parvenir à cet objectif, Scott Bessent mise sur une baisse des prix de l’énergie et des coupes budgétaires impliquant une réduction du déficit public.
Cela pourrait rassurer les agents économiques sur le court terme. Néanmoins, la pertinence de ces propos est remise en cause par la nature même de la prime de terme qui dépend des incertitudes des agents économiques. Une économie mondiale marquée par plus d’incertitude et de chocs mènera nécessairement à une hausse structurelle de la prime de terme.
[1] La courbe des taux américains a été inversée cette dernières années avec notamment un spread négatif entre les taux à 10 ans et à 2 ans entre juillet 2022 et août 2024.
[2] Cf. cet article de BSI Economics sur la courbe des taux.
[3] Le taux neutre est le taux directeur théorique qui permet de stabiliser le chômage et l’inflation dans une économie.
[4] Adrian, Tobias & Crump, Richard K. & Moench, Emanuel, 2013. « Pricing the term structure with linear regressions, » Journal of Financial Economics, Elsevier, vol. 110(1), pages 110-138.
[5] Don H. Kim & Jonathan H. Wright, 2005. « An arbitrage-free three-factor term structure model and the recent behavior of long-term yields and distant-horizon forward rates, » Finance and Economics Discussion Series 2005-33, Board of Governors of the Federal Reserve System (U.S.)
[6] Christensen, Jens H.E., and Glenn D. Rudebusch. 2012. “The Response of Interest Rates to U.S. and U.K. Quantitative Easing.” Economic Journal 122, pp. F385-F414
[7] Projections à différents horizons des taux Fed Funds par chaque membre du comité de politique monétaire (FOMC) de la Fed.
[8] Du fait de la relation inverse entre rendements et prix des obligations. L’anticipation d’une hausse des taux implique de factol’anticipation d’une potentielle moins-value de la valeur faciale de l’obligation en cas de session avant son échéance et / ou mène à des prises de position de terme à la vente qui mécaniquement ont tendance à peser à la baisse sur les prix des obligations et à tendre les rendements des mêmes obligations.
[9] Mesure restrictive de politique monétaire, se matérialisant par la réduction de la taille du bilan de la banque centrale.
[10] Dans son annonce trimestrielle de remboursement du 5 février, le Trésor américain n’a apporté aucun changement au niveau du coupon nominal et de la taille des adjudications de bons du Trésor à taux variable.