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Que se passe-t-il en Turquie ? 3 graphiques pour comprendre les enjeux de la chute historique de la livre

 

Résumé

  • La livre turque a subi une importante perte de sa valeur début juin. Au vu de certains commentaires, il serait tentant d’y voir les effets annonciateurs d’une nouvelle crise découlant récents résultats électoraux. Il semblerait que l’explication soit toutefois plus subtile.
  • La chute de la livre intervient dans un contexte de relâchement des mesures de contrôle des changes par les autorités turques. Probablement artificiellement maintenue à un niveau trop élevé, étant donné les fondamentaux économiques du pays, cette baisse correspondrait à un effet correctif.
  • La chute de la livre est également à mettre en lien avec l’épuisement des réserves de change, fruit d’une politique monétaire « hétérodoxe » depuis plusieurs années, et avec la hausse de la vulnérabilité externe dans un contexte de forte inflation.
  • Les signaux d’un changement de cap se multiplient depuis début juin. Les prochaines mesures (concernant notamment la conduite de la politique monétaire) seront particulièrement scrutées pour estimer si la Turquie s’engage ou non sur la voie d’un rééquilibrage macroéconomique profond. Dans tous les cas, la livre turque resterait fortement volatile et sujette à des pressions baissières à court terme.

 

Entre le 6 juin et le 13 juin 2023, la livre turque a perdu -9,1 % de sa valeur face à l’USD et -9,6 % face à l’euro[1]. Cette nouvelle chute brutale de la devise turque inquiète et suscite de nombreuses réactions : elle serait une conséquence des récents résultats électoraux et / ou elle annoncerait une nouvelle crise économique ou a minima une nouvelle crise de change (comme en 2018 et en 2021).

Toutefois, il semble que ce mouvement brusque sur la livre réponde à un ensemble de mécanismes économico-financiers spécifiques. Les déséquilibres macroéconomiques sont indéniablement profonds en Turquie, toutefois la récente chute de la livre ne semblerait pas présager d’une nouvelle période de forte instabilité économique, comme cela fut le cas notamment en 2018-2019.

Cette note revient en 3 graphiques sur ces éléments pour mieux appréhender et interpréter la situation en Turquie et en saisir les principaux enjeux.

 

 

Chute de la livre : le rôle central du relâchement des mesures de contrôle des changes

 

 

Pendant plusieurs mois, les autorités turques, que cela soit la Banque centrale (CBRT) ou le régulateur (BDDK), ont multiplié les mesures[2] afin de soutenir la livre turque (TRY), en proie à une forte volatilité. L’objectif étant d’éviter qu’une nouvelle perte de valeur de la TRY vienne alimenter une inflation déjà très élevée[3], au risque de voir fléchir la consommation privée et / ou d’alourdir la facture à l’import des entreprises. Cet objectif semblait d’autant plus nécessaire qu’il permettait de soutenir l’activité économique tout en s’insérant dans le calendrier électoral (élections législatives et présidentielles à fort enjeu entre le 14 et le 28 mai 2023). 

Une des mesures les plus emblématiques concerne le système de garantie KKM, introduit en mars 2022 (cf. graphique ci-dessus). Ce dispositif a pour objectif d’inciter les déposants à convertir leurs dépôts en devises (FX) en dépôts en livre turque (TRY), tout en bénéficiant d’un système de garantie publique qui permet de couvrir le risque de change. En mettant en place ce système, les autorités espéraient inverser la tendance de la dollarisation des dépôts, phénomène qui traduit généralement une défiance accrue des déposants vis-à-vis de la devise domestique. Avant l’introduction de ce dispositif, la part des dépôts bancaires libellés en FX atteignait un pic de 65 % du total des dépôts. Début juin 2023, fort des mesures successives des autorités et de l’engouement des déposants pour la garantie KKM (l’équivalent de 120 Mds USD), la part des dépôts en FX a fortement baissé pour atteindre 39 % du total des dépôts.

L’ensemble de mesures de contrôle des changes ont limité la perte de valeur de la TRY au cours des premiers mois de l’année. A partir du 5 juin 2023, les autorités ont communiqué sur une volonté de relâcher graduellement ces mesures. C’est à la suite de ces annonces que la TRY a enregistré une forte baisse en juin. Sans ces mesures de contrôle, la dépréciation de la TRY aurait été plus prononcée en début d’année et la TRY naviguait donc artificiellement à des niveaux trop élevés au vu de ses fondamentaux[4]. Dès lors la forte dépréciation de juin est intervenue post relâchement des mesures et a contribué à corriger cet écart.

 

 

Chute de la livre : une fatalité face à l’épuisement des réserves de change

 

 

Après plusieurs mois, voire années, de politique monétaire « hétérodoxe » pour soutenir la croissance économique par le canal du crédit bancaire, et ce au prix de déséquilibres croissants, le calendrier électoral explique probablement le timing de relâchement des mesures évoquées précédemment. Cependant, cela n’est pas une explication suffisante. Ce relâchement est également à mettre en lien avec l’essoufflement d’un système accumulant de multiples fragilités.

 

Depuis de nombreuses années, les réserves de change ont été mises à rude épreuve. Ces dernières ont été divisées par 1,6 entre avril 2023 et avril 2015 (hors réserves d’or), tant pour soutenir la TRY sur le marché des changes[5] que pour stériliser les interventions monétairesde la CBRT[6], surtout depuis que les taux d’intérêt ont baissé fin 2021 alors que l’inflation explosait.

Le niveau des réserves de change est par ailleurs artificiellement « dopé » par les accords de swapspassés entre la CBRT et les banques commerciales turques ou avec d’autres Banques centrales (Qatar, Chine, Emirats Arabes Unis par exemple mais pas les Etats-Unis). Ces accords permettent certes d’alimenter en réserves de change la CBRT mais ces réserves ne sont pas nécessairement mobilisables pour intervenir sur le marché des changes. Une fois déduits ces montants, il s’avère que les réserves nettes de change[7] seraient négatives en avril 2023 ou en tout cas proche de 0 (cf. graphique ci-dessus).

Le timing peut certes sembler « politique » mais il est surtout « économique ». A bout de souffle, la CBRT n’a probablement plus les moyens de puiser dans ses ultimes ressources en « brûlant » ses réserves. Fin 2022, les réserves hors or ne permettaient de couvrir que 56 % de la dette externe en FX arrivant à maturité sous 1 an. Soit un ratio très faible qui inquiète au vu des conditions de refinancement tendues et des fondamentaux économiques dégradés de la Turquie.

 

 

Chute de la livre : des tensions probablement persistantes mais des signaux de plus en plus fort de changement de cap

 

 

Au cours des dernières années, la politique monétaire « hétérodoxe » a certes permis de répondre en partie aux objectifs de croissance économique mais ce au prix de la perte d’indépendance de la Banque centrale. La perte de crédibilité qui en a découlé a été fortement préjudiciable : inflation incontrôlée, sorties de capitaux et tensions persistantes sur la TRY. En juin 2023, la nomination du nouveau ministre des finances et de la nouvelle gouverneur de la Banque centrale, deux personnalités en principe réputés pour leur « rationalité » ou leur « orthodoxie » économique, envoie en principe un nouveau signal positif[8]. Au vu de l’essoufflement actuel de l’économie turque, le renforcement des fondamentaux économiques et la résorption des déséquilibres pourraient ainsi constituer la nouvelle feuille de route des autorités.

Une première étape consistera à augmenter les taux d’intérêt. C’est d’ailleurs ce qui semble correspondre aux anticipations des banques turques. L’écart entre le taux en vigueur sur le marché interbancaire turc pour les opérations à 3 mois et le taux de référence en Turquie (le repo à une semaine) sert en général de proxy. Plus cet écart se creuse : i) plus il est probable que le taux directeur soit relevé à court terme ou ii) plus la crédibilité de la Banque centrale est remise en question, le canal des taux ne jouant pas son rôle. Le graphique ci-dessus permet d’observer que cet écart (zone coloriée en rouge sur le graphique) ne cesse de se creuser depuis mi-2022. Par le passé, quand cet écart était aussi creusé, la CBRT a eu tendance à augmenter ses taux (sous un délai allant de moins d’un mois à six mois).

La hausse des taux d’intérêt est l’une des mesures les plus attendues à court terme pour infléchir la trajectoire de l’inflation d’une part et espérer un redressement des taux d’intérêt réels d’autre part (près de -30 % actuellement). Le retour du taux d’intérêt réel en territoire positif renforcerait l’attractivité des placements en Turquie pour des investisseurs étrangers. Au vu des besoins de financement externe conséquents en Turquie (9,4 % du PIB en 2023, 7 % en 2024), la capacité à enregistrer des taux réels positifs pour attirer des capitaux est un paramètre non négligeable.

 

Des signaux positifs mais un long chemin avant d’envisager un renforcement continu de la livre

Les décisions de politique monétaire seront particulièrement scrutées dans les prochains mois pour constater ou non du changement de cap des autorités. Sans concrétisation des récents signaux favorables, la livre rentrerait de nouveau dans une zone de forte turbulence. Dans le cas contraire, un redressement progressif des déséquilibres permettrait d’atténuer progressivement les pressions sur la livre turque.

Toutefois, au vu des déséquilibres (taux réels fortement négatifs, risque de refinancement sur la dette externe, déficit courant chronique, dégradation du profil de la dette publique avec le nombreuses garanties), il semble très optimiste de considérer un redressement de la livre à court terme.

Par ailleurs, le resserrement des conditions de financement devrait peser sur la croissance de l’activité. Dans ce contexte, la vigilance sera de mise pour observer les répercussions potentielles d’une hausse des taux (endettement des entreprises, marché de l’immobilier notamment ou encore solvabilité du système bancaire).

 

 

 

 

 


[1]Avec une chute spectaculaire de la devise de près de -7 % face à l’USD sur la seule journée du mercredi 7 juin.

[2]Interventions régulières du système bancaire sur le marché des changes, augmentation du ratio de réserves obligatoires en devises, restriction voire interdiction de ventes à découvert, obligation pour les exportateurs de convertir 40 % des recettes en FX en TRY, contraintes règlementaires allégées pour les banques avec une part des dépôts en TRY dépassant les 60 % du total, etc.

[3]+49,3 % en moyenne sur la période janvier-mai 2023 en évolution annuelle.

[4]Les raisons sont multiples et sont traitées dans les autres parties de l’article : inflation très élevée, creusement des vulnérabilités externes, assèchement des liquidités en FX, etc.

[5]Procédé classique de soutien à la devise par le système bancaire, où les fonds dégagés par les cessions d’actifs libellés en FX permettent d’acheter des actifs libellés dans la devise domestique, ce qui soutient son cours mécaniquement.

[6]Sur les cinq premiers mois de l’année, les montants stérilisés atteignent l’équivalent de 4,8 Mds USD, soit une hausse de +120 % par rapport à la même période en 2022.

[8]Il a en tout cas été perçu comme tel par les marchés, comme l’atteste la baisse de la prime CDS souverain à 5 ans de -168 pdb entre le 1er et le 13 juin 2023.

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