Résumé :
- Une nouvelle fois, un évènement politique déclenche une large vague d’incertitude et de tensions financières en Turquie.
- Un scénario d’importantes sorties de capitaux semble à l’œuvre, la Turquie ayant attiré un montant non négligeable de capitaux volatils ces derniers mois, en lien notamment avec des stratégies de carry trade.
- Malgré un rebond récent, les réserves de change devraient être particulièrement affectées, ce qui rend plus que probable l’instauration d’un contrôle des capitaux.
- La Turquie dispose de plusieurs facteurs de résilience (dynamique des dépôts bancaires, renforcement des fondamentaux des entreprises et des banques) qui lui permettraient d’éviter, une nouvelle fois, une crise de la balance des paiements.
- Le risque d’un retour de la dollarisation de l’économie n’est pas à écarter à court terme, ce qui pourrait entretenir une spirale négative sur la dépréciation de la livre turque.
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Depuis le 19 mars 2025, la Turquie est entrée dans une zone de turbulence financière. Une nouvelle fois c’est un évènement politique[1], l’arrestation du maire d’Istanbul E. Imamoglu et des manifestations à travers le pays, qui est à l’origine de tensions macro-financières. Cette arrestation a également suscité de vives inquiétudes concernant une potentielle démission du Ministre des Finances M. Simsek[2], qui incarne une forme de crédibilité dans la conduite de la politique économique du pays depuis juin 2023.
L’indice boursier du pays a chuté[3] en mars et les tensions sur la livre turque se sont ravivées. La perte de valeur de la livre turque en mars 2025 n’a rien d’inédit, la devise avait déjà perdu près de 92 % de sa valeur face à l’USD entre 2015 et février 2024, en raison de fragilités structurelles de l’économie turque[4] parfois déclenchées par des épisodes politiques (cf. ndbp numéro 1). Pour certains, derrière cette crise politique se cache le risque d’une profonde crise financière.
Cette note décrypte la situation macro-financière de la Turquie au travers de quatre graphiques évocateurs, afin d’évaluer concrètement les risques de crise financière[5].
Une fuite des capitaux qui semble inévitable
L’onde de choc politique se propage non seulement au cours de la bourse mais également aux principaux indicateurs financiers : redressement des rendements souverains, hausse de la prime de risque Credit Default Swap à 5 ans, creusement de l’écart entre le cours spot de la livre et les forwards, etc. Dans un tel contexte, les craintes de sorties massives de capitaux resurgissent. Un tel scénario apparait comme plausible étant donné que la Turquie est très dépendante de flux d’investissement de portefeuille (mais aussi des dépôts bancaires), par nature très volatils. Ce risque semble d’autant plus élevé actuellement, que depuis le retour de taux d’intérêt réels positifs en Turquie, le pays a bénéficié d’un intérêt appuyé des investisseurs non-résidents pour les titres domestiques, à l’instar des obligations d’Etat (cf. graphique ci-dessous).
Cet engouement pour les titres turcs observé depuis mars 2024 pourrait cependant se retourner. Non seulement les flux de capitaux entrants devraient se tarir, du fait des tensions politico-économiques, mais le pays pourrait bien enregistrer une recrudescence des flux sortants. En effet, il semblerait que la hausse prononcée des acquisitions de titres turques par des non-résidents (pour un montant total 39,2 Mds USD mi-mars 2025[6]) ait notamment reposé sur des stratégies de carry trade[7]. A partir du moment où les rendements obligataires se tendent, les prix des obligations ont tendance à baisser mécaniquement, dès lors les stratégies de carry trade commencent à perdre de leur intérêt et les investisseurs adoptant cette stratégie devraient en principe déboucler leurs positions afin de dégager un gain maximal. Cela se concrétiserait par des cessions de titres, avant un rapatriement des bénéfices de l’opération et donc in fine par de sorties de capitaux.
Contrôle des capitaux renforcé pour préserver les réserves de change
Pour contenir les pressions baissières sur la livre turque (TRY), la Banque centrale turque (CRBT) interviendrait massivement en vendant des actifs pour racheter sa propre devise. Cette stratégie s’est toujours avérée très couteuse pour la CBRT, qui a vu par le passé ses réserves de change rapidement se réduire dans un tel contexte. Et ce au point même que ses réserves nettes[8] sont devenues négatives à plusieurs reprises (cf. graphique ci-dessous). Fort d’un changement de cap monétaire depuis 2023 et d’une utilisation moins intensive pour soutenir la TRY, les réserves nettes sont redevenues positives fin 2024 mais leur niveau reste limité (estimé à près de 26 Mds USD début 2025). Dans un contexte de sorties de capitaux et de soutien renforcé à la TRY, les réserves (brutes et encore plus nettes) vont inéluctablement diminuer.
Or les réserves de change sont vitales, notamment pour garantir un niveau de liquidités en devises en adéquation avec les besoins et engagements externes du pays (règlement des factures d’importations, service de la dette extérieure[9]essentiellement). Une baisse des réserves impliquerait une nouvelle période d’assèchement de la liquidité en devises sur le marché domestique et pèserait sur la stabilité financière. Dans une telle configuration, les autorités turques n’auront d’autre moyen que de réintroduire rapidement des mesures de contrôle des capitaux… Mesures qu’elles ont pourtant abandonnées courant 2023. Les autorités ont déjà interdit les ventes à découvert sur le marché actions en mars 205 et vont probablement renforcer leur arsenal[10].
Des facteurs de résilience qui atténuent les risques
S’il est parfois évoqué, un scénario de crise de balance de paiement ne semble pas être le plus probable à ce stade. La Turquie a plusieurs fois traversé ce type de tempêtes en évitant ce scénario, alors même que plusieurs indicateurs semblaient révéler une crise imminente, comme cela fut le cas en 2018 ou en 2020. Plusieurs facteurs peuvent être identifiés pour expliquer cette résilience : une dynamique toujours très soutenue des dépôts bancaires d’une part et une capacité répétée à refinancer la dette extérieure d’autre part, certes à des conditions moins avantageuses mais en évitant toutefois les défauts de paiement.
De plus, il semblerait que le pays entre dans cette zone de turbulences en étant mieux armé que par le passé. C’est ce que semble révéler le graphique ci-dessous. Depuis mi-2023, les entreprises et les banques turques ont réussi à lever des montants de dette supérieurs aux émoluments à rembourser sur leur dette extérieure (taux de rollover supérieur à 100, cf. définition dans le graphique), soit soit une certaine facilité pour trouver des fonds sur les marchés extérieurs afin de « rouler » la dette.
Par ailleurs, les actifs extérieurs de court terme des entreprises (soit les actifs les plus liquides) couvrent près de 110 % de leur passif extérieur de court terme[11]. Cela signifie qu’en cas d’accès fortement contraint à des ressources extérieures, les entreprises auraient, malgré tout, la possibilité de s’appuyer momentanément sur leurs actifs pour faire face à leurs engagements externes. En outre, la règlementation a été renforcée ces dernières années pour empêcher l’endettement en devises des entreprises turques ne générant pas de recettes en devises. La capacité des firmes à couvrir leur dette de court terme en devises par des recettes à l’export s’est également améliorée (selon le Rapport de Stabilité financière de novembre 2024, pages 31-32).
L’ombre menaçante de la re-dollarisation de l’économie
Comme évoqué plus haut, la Turquie peut se prémunir d’une crise de balance de paiement grâce à la bonne tenue des dépôts bancaires. Cependant, il existe bien un risque concernant les dépôts, celui de la dollarisation de l’économie.
Entre mi-2018 et fin 2021, la Turquie a connu une phase où la part des dépôts des résidents en TRY a progressivement chuté, avant de devenir minoritaire, au profit des dépôts en devises (FX). Ce phénomène est intervenu dans un cadre de dépréciation continue de la livre, de telle sorte qu’une défiance vis-à-vis de la livre s’est instaurée parmi la population turque et s’est traduite par une substitution des dépôts en TRY par des dépôts en FX, plus particulièrement en USD soit une dollarisation de l’économie. En se débarrassant de leurs livres et en les échangeant contre des devises, les déposants n’ont fait qu’entretenir, voire accroitre, la spirale négative sur la livre.
En 2022, les autorités ont multiplié les mesures, principalement via un dispositif connu sous le nom de schéma KKM[12]qui a permis de rompre avec cette spirale (cf. graphique ci-dessus, l’aire en jaune représente les dépôts en FX et celle en verte les dépôts en TRY du schéma KKM). Depuis la remontée drastique des taux directeurs au second semestre 2023, la rémunération des dépôts en TRY s’est avérée très attractive au point de définitivement renverser la tendance, où les dépôts auparavant en FX ont été convertis en TRY. En janvier 2025, les dépôts en TRY des résidents représentait 73 % du total des dépôts des résidents.
Cependant, une part significative de ces dépôts correspond à des dépôts à terme avec une maturité inférieure à 6 mois (35 % du total des dépôts, cf. aire en rouge sur le graphique). Une fois ces dépôts arrivés à leur terme, il existe un risque non négligeable que sans nouvelles fortes incitations financières, ils ne soient pas renouvelés, ni transformés en dépôt à vue en TRY, mais convertis en FX, comme lors de la période 2018-2021. Plus les tensions resteront vives sur la livre, plus le risque de re-dollarisation de l’économie sera donc prégnant.
En relevant les taux d’intérêt, la CBRT pourrait éviter que ce phénomène ne refasse surface, au moins temporairement. Cela ne fait probablement pas partie de la feuille de route initiale de la CBRT pour 2025-2026 (l’inflation diminuant ces derniers mois, la CBRT a pu desserrer légèrement les conditions de financement et compte poursuivre sur cette voie). Elle pourrait néanmoins y être contrainte, si la trajectoire d’inflation venait à être remise en cause par un renchérissement de l’inflation importée, liée à une dépréciation accrue de la livre.
Article rédigé le 25/03/2025
[1] Certains épisodes politiques ont pu être des éléments déclencheurs du décrochage de la livre, à l’instar de la tentative de coups d’Etat en 2016 ou plus encore les tensions géopolitiques avec les Etats-Unis en 2018. Il est néanmoins nécessaire de noter ici que tous les évènements politiques de la dernière décennie en Turquie n’ont pas été suivis de mouvements importants sur le taux de change, comme : l’assassinat de l’ambassadeur russe à Istanbul en 2016, l’annulation et réorganisation d’élections en 2019, les arrestations de membres de l’opposition (au sein du parti d’opposition HDP) au début des années 2020, etc.
[2] Depuis sa nomination, la Turquie est entrée dans une ère de réformes, mettant fin aux années de politiques économiques « hétérodoxes » au profit de politiques en faveur d’une réduction des déséquilibres macroéconomiques.
[3] -21 % entre le 18 mars et le 21 mars avant un rebond de l’indice dès le 24 mars. Il convient de préciser que cette baisse des cours reste encore anecdotique par rapport à l’importante hausse observée post crise sanitaire, qui s’est expliquée par la recherche de placements et de réserve de valeur par les entreprises et les ménages turques dans un contexte d’inflation atteignant des sommets.
[4] Une activité économique dopée par le crédit bancaire, générant une forte inflation et des vulnérabilités externes significatives (endettement externe élevé, risque de refinancement, insuffisance des réserves de change).
[5] Dans cette note, il ne s’agit pas de commenter l’actualité turque dans sa dimension politique au sens strict ni d’en proposer une analyse mais de partir de ce contexte pour analyser les potentielles répercussions économiques, en adoptant un raisonnement tout chose égale par ailleurs concernant la situation politique du pays.
[6] Ce chiffre correspond aux montants pour les obligations souveraines, il atteint 57 Mds USD pour l’ensemble des titres financiers turcs détenus par des non-résidents.
[7] Cette stratégie consiste à s’endetter dans des devises à taux d’intérêt faibles pour placer les fonds levés dans des actifs libellés dans des devises à taux d’intérêt élevés (cf. cet article de BSI).
[8] Les réserves de change nettes sont obtenues à partir d’un calcul défini dans la source du graphique et qui permet d’apprécier du niveau de réserves qui peuvent être mobilisées à court terme.
[9] La dette extérieure de court terme en devises est très significative : 151,7 Mds USD soit 18,8 % du PIB fin 2024.
[10] Probablement via un usage renforcé des ratios de réserves obligatoires en TRY et en devises, et / ou en obligeant les exportateurs à convertir une part de leurs recettes en devises en TRY (40 % lors des précédentes mesures) et / ou en jouant sur les contraintes règlementaires selon si les banques détiennent une part importante des dépôts en TRY ou d’obligations souveraines turques, etc.
[11] Si les banques rencontrent généralement moins de difficultés pour refinancer leur dette extérieure, le ratio de couverture du secteur bancaire (actifs externes sur passifs externes) dépassait sa moyenne de long terme en 2024 pour atteindre le niveau très confortable de 164 % soit d’importantes marges de manœuvre, surtout en comparaison du niveau de 2017, qui a précédé la crise de change de 2018, où il atteignait près de 80 %.
[12] Via ce schéma, l’existence d’une garantie de change sur des dépôts FX convertis en TRY a favorisé une hausse rapide des dépôts en TRY, cf. cette note de BSI pour en savoir davantage. Ce dispositif, extrêmement coûteux a été abandonné