Cette courte note propose de décrypter un graphique marquant, en lien avec l’actualité économique. En lançant son assistant d’intelligence artificielle (IA) gratuit en janvier 2025, la société chinoise DeepSeek a provoqué un véritable séisme dans les secteurs des hautes technologies et des semi-conducteurs. Ce Killer Chart met en lumière la position cruciale de la Chine dans le domaine des semi-conducteurs, composants incontournables de la course à l’IA.
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Pourquoi c’est intéressant ?
Dans l’histoire de l’IA, un tournant a probablement été marqué avec l’avènement de Deepseek. La société chinoise est parvenue à proposer un rival à ChatGpt, en disposant d’un modèle nettement plus rentable que ses concurrents via l’utilisation d’une gamme de puces électroniques moins puissantes et moins coûteuses[1].
Au-delà des chutes du cours des actions des principales compagnies de la Tech aux Etats-Unis, cet évènement remettrait en cause les investissements massifs prévus pour développer le domaine de l’IA (puces électroniques, énergie, centres de données, etc.), notamment celui lié au programme Stargate aux Etats-Unis, annoncé par D. Trump plus tôt en janvier[2]. La principale crainte concerne une potentielle réduction des commandes mondiales de semi-conducteurs.
Par ailleurs, cet événement pose également la question de l’efficacité de mesures américaines pour restreindre l’accès pour la Chine de puces électroniques et de semi-conducteurs de pointe. Ce Killer Chart permet d’observer que la Chine voit ses importations de semi-conducteurs diminuer depuis 2022 tandis que la production locale augmente fortement, au point de tripler depuis dix ans. De quoi imaginer qu’après ce « moment DeepSeek », la Chine est en train de prendre l’ascendant au niveau mondial dans le domaine de l’IA et des semi-conducteurs ?
Qu’en penser ?
Contrairement à l’idée encore trop couramment répandue, la Chine n’est plus seulement « l’usine du monde » mais s’impose peu à peu comme un acteur mondial de premier ordre dans le secteur des hautes technologies[3]. Après son succès retentissant avec les véhicules électriques, la Chine s’illustre de nouveau dans l’IA. Dans ce domaine, le pays accuse néanmoins toujours d’un retard face à son concurrent américain, et si le « moment DeepSeek » semble révéler que celui-ci se comble, il semble prématuré de conclure que la Chine soit en mesure de devenir le principal leader dans ce domaine.
La volonté du pays de renforcer son autonomie dans les hautes technologies s’est effectivement traduite par une progression rapide de la production de semi-conducteurs et par un rôle croissant dans les chaines d’approvisionnement mondiales (CAM) de ces produits. Selon la Semiconductor Industry Association (SIA), la Chine se distingue dans la spécialisation sur la phase en amont des CAM, en générant près de 24 % de la valeur ajoutée mondiale en 2022 sur la phase « matériaux[4] » (cf. Killer Chart, à droite). En revanche, sur les phases plus en aval (équipement, design, conception de logiciels, propriété intellectuelle), la part de valeur ajoutée de la Chine est nettement plus faible (proche de 4 %, selon SIA). Il s’agit de phases de spécialisation avec un niveau de sophistication technologique supérieur. La spécialisation des Etats-Unis, du Japon, de la Corée du Sud et encore Taïwan sur ces phases des CAM leur confère un avantage comparatif décisif sur le marché des semi-conducteurs.
La production chinoise ne permet donc pas de répondre à l’ensemble des besoins du pays. La Chine restera donc dépendante de ses importations pour atteindre ses objectifs, surtout pour l’import de semi-conducteurs plus sophistiqués. Or, sous l’administration Biden, les Etats-Unis ont mis en place plusieurs vagues de restrictions pour bloquer l’approvisionnement chinois pour de telles technologies. Au vu des performances de DeepSeek avec des puces moins performantes, l’administration Trump pourrait être tentée d’étendre encore ces restrictions sur une gamme plus large de semi-conducteurs, ce qui serait un sérieux obstacle aux ambitions chinoises, qu’elles soient nationales ou internationales.
Face à ces restrictions, la Chine n’est toutefois pas démunie et dispose d’arguments pour riposter. Le pays est le principal producteur de plusieurs métaux critiques, qui sont clés dans le processus de production de semi-conducteurs (mais également pour des technologies verts) tels que le gallium, le germanium ou l’antimoine[5]. Le pays a d’ailleurs annoncé fin 2024 qu’il allait suspendre ses exportations de ces métaux critiques vers les Etats-Unis en réaction aux mesures de rétorsion américaines. Par ailleurs, les tensions maritimes et sécuritaires dans le Détroit de Taïwan, sous l’impulsion des forces militaires chinoises, constituent un facteur crucial à même de fragiliser les CAM des semi-conducteurs et mener à des difficultés d’approvisionnement pour le reste du monde.
Le « moment DeepSeek » devrait rester dans les mémoires comme un moment déterminant de la course mondiale à l’IA. S’il est difficile d’évaluer les conséquences à court comme à moyen terme, ce moment ne serait pas en mesure à lui seul de rebattre en profondeur les cartes de l’IA et des semi-conducteurs au niveau mondial. La Chine a certes comblé une partie de son retard mais au vu des défis et des contraintes évoqués dans cette note, elle resterait dans la position d’outsider.
Article rédigé le 30/01/2024
[1] DeepSeek aurait uniquement utilisé les puces H800 et H20 de la société américaine Nvidia, beaucoup moins puissantes, pour entraîner ses modèle DeepSeek-V2 et DeepSeek-V3. La seule acquisition aurait coûté près de 6 Mls USD selon les différentes sources, mais ces chiffres rendent plusieurs experts sceptiques. Le modèle DeepSeek-R1 serait 20 à 50 fois moins cher à utiliser que le modèle d’OpenAI pour ChatGpt, selon DeepSeek
[2] Investissement du secteur privé de 500 Mds USD dans l’infrastructure de l’IA.
[3] Pour en savoir plus sur ces sujets, lire dans l’ouvrage de BSI Economics publié chez Dunod en 2024 le chapitre consacré à la Chine « La Chine, tout d’un numéro 1 ? » rédigé par les économistes Evelyne Banh et Victor Lequillerier.
[4] Cette phase implique la production et la fourniture de l’ensemble des matériaux nécessaires à chaque étape de la fabrication et de l’assemblage des semi-conducteurs
[5] En effet, selon Critical Raw Material Alliance, la Chine produit près de 80 % de gallium au niveau mondial et près de 60 % pour les deux autres métaux.