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Banque nationale suisse : l’indépendance a-t-elle ses limites ? (Note)

Résumé :

  • L’indépendance de la Banque nationale suisse (BNS) constitue un socle essentiel de la stabilité monétaire helvétique, protégée par un cadre juridique unique et une gouvernance resserrée.
  • Comparée aux autres grandes banques centrales, la BNS se distingue par sa capacité à mener une politique monétaire autonome, adaptée aux spécificités suisses, tout en restant responsable devant les institutions démocratiques.
  • Toutefois, cette indépendance fait l’objet de débats récurrents (gouvernance, climat, utilisation des bénéfices) soulignant la nécessité de préserver son autonomie face aux pressions politiques croissantes.

 

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L’indépendance de la Banque nationale suisse (BNS) est souvent présentée comme un pilier de la stabilité monétaire du pays. En Suisse, la banque centrale bénéficie d’un statut juridique particulier qui la met à l’abri des pressions politiques directes, tout en la tenant comptable de son action. Dans le contexte contemporain, où les grandes banques centrales comme la Banque centrale européenne (BCE), la Réserve fédérale américaine (Fed) et la Banque du Japon (BoJ) opèrent également sous des régimes d’indépendance, il est instructif de comparer la situation de la BNS.

Cette comparaison se fera sur les plans macroéconomique, institutionnel et de la politique monétaire, afin de situer avec rigueur l’indépendance de la BNS dans le cadre politique, juridique et économique de la Suisse moderne. L’objectif est d’adopter une approche académique et factuelle, ni militante ni partisane, en s’appuyant sur d’experts sur la gouvernance et l’efficacité de la BNS.

L’indépendance des banques centrales : fondements et importance

L’idée que les banques centrales doivent être indépendantes est aujourd’hui largement admise, mais il s’agit d’une évolution relativement récente dans l’histoire monétaire. Après la Seconde Guerre mondiale et surtout à partir des années 1980-1990, de nombreux pays ont renforcé l’autonomie de leur institut d’émission pour sanctuariser la lutte contre l’inflation. En effet, une banque centrale indépendante peut mener une politique monétaire axée sur la stabilité des prix sans subir les pressions électoralistes de court terme qui pourraient inciter à des mesures inflationnistes (par exemple la création excessive de monnaie pour financer des déficits publics ou stimuler artificiellement l’économie avant une échéance électorale).

 De nombreuses études empiriques ont ainsi montré qu’un plus haut degré d’indépendance juridique de la banque centrale est corrélé à une inflation plus basse sur le long terme, toutes choses égales par ailleurs. À l’inverse, des périodes de soumission de la politique monétaire aux impératifs gouvernementaux se sont souvent soldées par des épisodes inflationnistes ou des déséquilibres macroéconomiques.

Il convient de souligner que l’indépendance n’est pas une fin en soi, mais un moyen au service de la prospérité économique et du bien public. Comme l’a exprimé T. Jordan, ancien président de la BNS, l’indépendance d’une banque centrale « est indispensable en tant que moyen de remplir le mandat […] dans l’intérêt général de la société”. En d’autres termes, la banque centrale n’est pas indépendante pour son propre bénéfice institutionnel, mais pour mieux atteindre ses objectifs, notamment de stabilité monétaire, au profit de la collectivité. Cette indépendance doit donc s’accompagner d’une responsabilité accrue : la banque centrale doit mériter la confiance qui lui est accordée en rendant compte de ses actions et en faisant preuve de transparence. C’est un équilibre délicat entre autonomie décisionnelle et légitimité démocratique.

Comparaison avec les autres banques centrales

Pour mieux cerner les spécificités de l’indépendance de la Banque nationale suisse (BNS), il est utile de la comparer aux autres grandes banques centrales – BCE, Fed et BoJ – sur les plans juridique, institutionnel et opérationnel.

La BCE dispose du cadre le plus protecteur, son indépendance étant inscrite dans les traités européens, interdisant toute ingérence politique. La Fed, bien que créée par le Congrès et théoriquement réformable, jouit d’une large autonomie en pratique, renforcée par la tradition et l’absence d’interventions quotidiennes du pouvoir législatif. Si la BoJ est devenue officiellement indépendante en 1998, elle a dû ponctuellement défendre son statut ces dernières années pour faire face à des pressions politiques. La BNS se distingue par une protection constitutionnelle unique et une loi nationale (LBN) affirmant explicitement l’interdiction de recevoir des instructions extérieures, la plaçant parmi les banques centrales les plus juridiquement autonomes.

Les mandats diffèrent également. La BCE vise exclusivement la stabilité des prix (2 % d’inflation symétrique), la Fed poursuit un double objectif – inflation maîtrisée et plein emploi –, et la BoJ, tout en ciblant une inflation de 2 %, intègre la stabilité financière. La BNS, elle, doit assurer la stabilité des prix tout en tenant compte de la conjoncture, ce qui rapproche son mandat de celui de la BCE, avec une souplesse plus proche de la Fed. Depuis 2000, elle définit la stabilité comme une inflation inférieure à 2 %, sans adopter de « cible » formelle.

En termes de gouvernance, la BNS se distingue par un directoire réduit à trois membres, contre des structures élargies pour la Fed (FOMC avec 12 voix) et la BCE (Conseil des gouverneurs comprenant 6 membres exécutifs et les gouverneurs nationaux). La BoJ dispose d’un conseil de politique monétaire de 9 membres. Bien que toutes soient soumises à une influence politique lors des nominations, la BNS bénéficie d’un mandat restreint qui limite les interférences une fois les dirigeants nommés, contrairement à la Fed, soumise à une pression politique continue sur son double mandat.

Depuis 2008, toutes ont expérimenté des politiques non conventionnelles. La Fed et la BCE ont massivement racheté des actifs pour soutenir leurs économies, suscitant parfois des critiques quant à leur rôle de soutien implicite aux finances publiques. La BoJ a été encore plus interventionniste, allant jusqu’au contrôle des taux longs et devenant le principal détenteur de la dette publique japonaise. La BNS, confrontée à l’appréciation du franc, a mené sa propre politique exceptionnelle : taux plancher entre 2011 et 2015, puis taux négatifs et interventions sur le marché des devises. Son bilan a été multiplié par huit entre 2007 et 2022.

En somme, la BNS se distingue par une autonomie juridique rare, un mandat clair, une gouvernance resserrée et une capacité à agir seule, avec efficacité et discernement, selon les circonstances nationales, tout en tenant compte de l’environnement international.

Les critiques sur l’indépendance de la BNS

Bien que l’indépendance de la Banque nationale suisse (BNS) soit fermement garantie par la loi et soutenue par une culture politique favorable à la stabilité monétaire, elle n’échappe pas aux débats contemporains.

Ces dernières années, plusieurs critiques ont émergé concernant sa gouvernance, l’utilisation de ses bénéfices ou encore son positionnement face aux enjeux climatiques. Des élus, notamment du Parti socialiste, ont proposé d’élargir la Direction générale, aujourd’hui limitée à trois membres, afin d’y intégrer une diversité plus représentative de la population suisse. L’absence de femmes jusqu’en 2015 et le caractère peu collégial du fonctionnement actuel, comparé à d’autres banques centrales, ont été soulignés. Toutefois, le Conseil fédéral a défendu le statu quo, estimant qu’un élargissement pourrait compromettre l’indépendance de la BNS.

Parallèlement, l’utilisation des bénéfices de la banque a suscité des convoitises. Dans les années 2010, ses performances financières ont généré d’importants revenus, attirant des propositions pour financer des politiques publiques, notamment via une initiative populaire visant à renforcer l’Assurance-vieillesse et survivants (AVS). Bien que retirée en 2023, cette idée reste présente dans le débat politique.

Certains ont aussi suggéré, notamment durant la pandémie de Covid-19, de mobiliser le bilan de la BNS pour soutenir l’économie. Ces propositions heurtent cependant le principe fondamental de séparation entre politique monétaire et budgétaire, que la BNS considère comme essentiel pour préserver sa crédibilité. Son président, T. Jordan, a mis en garde contre les risques d’une instrumentalisation politique.

Un autre sujet de tension concerne les attentes croissantes en matière de climat. Des élus souhaiteraient que la BNS oriente ses investissements en excluant les énergies fossiles ou en intégrant des critères de durabilité. La banque a réaffirmé que son mandat ne prévoit pas de tels objectifs et qu’elle ne possède ni la légitimité démocratique ni les outils pour mener une politique climatique. L’idée de lui assigner de nouvelles missions, telles que la gestion environnementale ou l’intégration du bitcoin dans ses réserves, est perçue comme une menace directe pour son indépendance.

La communication de la BNS a également fait l’objet de critiques, notamment lors de l’abandon du taux plancher en 2015 ou dans sa gestion des réserves. Si elle a publié davantage d’informations, elle revendique une certaine retenue afin de ne pas politiser son action.

Malgré ces tensions, un consensus politique persiste autour de l’indépendance de la BNS, perçue comme garante de la stabilité économique. Les désaccords portent davantage sur la manière d’interpréter son mandat ou d’améliorer sa gouvernance. Toutefois, l’histoire montre que même des ajustements mineurs peuvent affaiblir progressivement l’autonomie d’une banque centrale. C’est pourquoi le renforcement de l’indépendance de la BNS pourrait rendre les bénéfices moins exploitables politiquement. La BNS demeure ainsi au service exclusif de son mandat de stabilité, dans un cadre démocratique équilibré. Ce modèle, fruit d’une longue construction institutionnelle, reste fragile et doit être défendu avec vigilance pour préserver la prospérité durable du pays.

 

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