Résumé :
- Le développement rapide des ICO a entraîné un besoin de régulation de la part des différentes autorités financières nationales.
- Cette même régulation a généré des barrières à l’entrée sur ce nouveau marché, autant juridiques qu’économiques.
- La régulation permet néanmoins, si elle est bien menée, de contribuer au développement de la technologie blockchain et des innovations qui en découlent telles que les ICO, les applis décentralisées et les tokens, tout en protégeant les investisseurs les moins avertis.
Cet article vise à familiariser le lecteur avec les concepts d’ICO et de token, tout en proposant une analyse argumentée autour de la question de la régulation de ces innovations financières et technologiques.
Si l’univers des crypto-monnaies a gagné en popularité au cours de ces dernières années, ce n’est qu’en 2017 que le grand public s’y intéressa massivement, en raison notamment de la spectaculaire envolée du cours du bitcoin, elle-même auto alimentée par la médiatisation de celle-ci. Les recherches sur Google contenant le terme « blockchain » atteignaient leur apogée en décembre 2017[1]tandis que la twittosphère s’agitait au rythme de 80 000 tweets quotidiens faisant référence au bitcoin[2].
Cet intérêt autour de la célèbre crypto-monnaie et de la technologie qui lui permet d’exister, la blockchain, a quelque peu masqué un autre phénomène tout aussi important, à savoir l’explosion des ICO (Initial Coin Offering) dont le nom n’est pas sans rappeler celui des Initial Public Offering (IPO) qui désigne l’introduction en bourse d’une entreprise. Pour rendre compte du développement des ICO lors de l’année 2017, il suffit d’observer le graphique suivant :
Nous pouvons observer la croissance spectaculaire du phénomène tout au long de l’année 2017 : entre les mois d’avril et septembre les fonds cumulés levés par les ICO ont été multipliés par plus de six, atteignant pratiquement 2,4 mds USD.
Les tokens, au cœur du processus des ICO
Contrairement à une IPO qui consiste, pour une entreprise, à émettre des actions auprès d’investisseurs en échange de liquidités, une ICO consiste pour une entreprise à vendre des jetons (appelés tokens en anglais).
Les tokens sont des actifs numériques pouvant être utilisés dans une application inscrite sur une blockchain et pouvant y accomplir des fonctions prédéterminées par leurs créateurs. L’attractivité des tokens est déterminée tout d’abord par l’utilité future des tokens au sein du projet, mais également par un objectif spéculatif. Le créateur d’une application peut, par exemple, choisir d’émettre des tokens de vote (plus on en possède et plus on a de voix lors des votes d’orientation[3]), des tokens permettant de consommer le service produit (le token de Waba.network, le WNT[4], rendant par exemple possible aux mairies ou aux associations l’utilisation d’une plateforme qui permet de mettre en place des monnaies alternatives ou locales basées sur la blockchain) ou encore des tokens dits « de réputation », qui permettent d’évaluer un utilisateur -à l’image du système d’avis sur Airbnb ou Blablacar- et qui sont émis automatiquement, par exemple, lorsqu’un co-contractant est satisfait du service rendu à travers l’application. Les possibilités sont en réalité pratiquement illimitées, ce qui constitue précisément un des grands atouts de la blockchain et un gage de son développement futur.
Les tokens sont indissociables de la blockchain. Celle-ci en est le support, et grâce à ses caractéristiques elle leur permet de s’échanger de manière décentralisée tout en remplaçant le tiers de confiance, exactement comme pour les crypto-monnaies les plus classiques qui, peuvent également être classées dans la catégorie de « token »[5].Ceci les rend susceptibles d’être sujets à des phénomènes de pump and dump , tout comme pour les crypto-monnaies les plus connues.
En résumé, une ICO est un moyen innovant de lever rapidement des fonds de manière décentralisée à travers l’émission de jetons numériques. Leur développement éclair, et quelque peu chaotique, a entrainé un besoin d’encadrement et de régulation souvent réclamé par les investisseurs eux-mêmes afin d’éviter les opérations frauduleuses tout en offrant certaines garanties fondamentales. Toutefois, comme le souligne le rapport de France Stratégie daté du 21 juin 2018dédié aux enjeux des blockchains[6], le processus de régulation est encore balbutiant et contribue pour le moment à une concurrence de juridictions au niveau international afin d’attirer de nouvelles ICO sur leur territoire. Les fonds levés sont souvent corrélés à la crédibilité de la juridiction où se fait la levée de fonds et aux investissements potentiels auquel elle donne légalement accès. D’autre part,la régulation fixe des frais d’inscription en conséquence, ce qui a pour effet de mettre des barrières à l’entrée de ce nouveau marché : le temps où n’importe qui pouvait lever des fonds grâce à une ICO est révolu.
Les enjeux sont multiples : les Etats cherchent à attirer les ICO en leur proposant une régulation favorable. D’un autre côté les promoteurs d’ICO ont intérêt à inscrire la leur au sein d’une juridiction pour au moins deux raisons : d’un côté cela rassure les investisseurs ; d’un autre côté s’ils ne le font pas, ils s’exposent au risque que leur token tombe de fait sous une juridiction donnée et soit classé dans une catégorie dont il devra respecter les caractéristiques sous peine de poursuites judiciaires. Ce point sera développé par la suite.
Il convient alors de s’interroger sur les relations existantes entre le développement des ICO –et par prolongement celui de la technologie blockchain– et le processus de régulation dont elles font l’objet : ce processus représente-t-il un frein ou une avancée pour leur développement ?
De la ruée vers l’or-token à l’intervention de la Securities and Exchange Commission (SEC)
En décembre de l’année dernière, les fonds levés par les ICO atteignaient pratiquement 2,4 milliards de dollars, mais une grande partie de ces ICO se sont soldées par des échecs. Selon Nessim Ait-Kassimi, journaliste économique à Les Echos, « sur un panel de 902 ICO en 2017, 142 (15 %) ne sont pas parvenues à lever l’argent espéré, et 276 (31 %) ont échoué par la suite parce qu’elles sont des arnaques ou faute d’intérêt de la part des investisseurs. 113 autres opérations n’ont pas atteint la taille critique et sont tombées dans l’oubli. Bilan, 59 % des ICO ont été des échecs à des degrés divers »[7].
La multiplication des ICO ne manqua pas d’inquiéter la SEC, le régulateur financier américain dont l’une des principales missions est de protéger les investisseurs américains. Il fallait tenter d’imposer une première classification des actifs émis lors des ICO, les fameux tokens, qui tombaient automatiquement sous la juridiction nord-américaine si au moins un citoyen américain investissait au moins un dollar dans une ICO et si celle-ci n’était pas enregistrée sous aucune autre juridiction. En définissant le statut du token, la SEC expose son émetteur à des sanctions si l’actif, assimilé à un titre financier, ne respecte pas la réglementation attenante à ceux-ci. L’intention de la SEC a été clairement exposée par Jay Clayton, son actuel président : « j’estime que toutes les ICO que j’ai vues sont des offres de titres financiers. Vous pouvez l’appeler un coin ou un token, mais si cela fonctionne comme un titre financier c’est un titre financier. De plus, ce n’est pas parce que vous investissez dans une ICO que vous investissez dans un service basé sur la blockchain »[8].
La SEC considère –quasiment systématiquement- que les tokens émis lors des ICO sont des securities, autrement dit des valeurs mobilières conférant des droits standardisés impliquant que ces crypto-actifs doivent comprendre une contrepartie financière, ou plus précisément « une espérance raisonnable de profits dérivée de l’activité entrepreneuriale ou des efforts managériaux d’un tiers »[9]. Le rapport de France Stratégie dédié aux blockchains signale ainsi qu’il « convient de noter que la SEC aux États-Unis s’appuie sur la jurisprudence Howey de la Cour suprême pour caractériser un instrument ou un droit de « Security ». Or l’un des critères clés pour distinguer un « Security » (lequel fait l’objet d’une définition très large dans le droit américain) d’un autre bien ou droit réside notamment dans la contrepartie financière accordée aux porteurs de tokens, sous forme de dividendes ou de revenus ou promesse de revenus, autrement dit, dans l’existence d’un rendement financier (critère d’ailleurs retenu pour caractériser en France un « bien atypique »).[10]
Cela peut poser problème pour les promoteurs d’une ICO qui ne désirent pas que leur token tombe de fait sous la juridiction américaine et soit classé comme un security, car ils ne souhaitent pas être sanctionnés si celui-ci ne fait pas l’objet d’une plus-value. Imaginons alors que le promoteur d’une ICO n’enregistre pas celle-ci dans une juridiction, qu’un investisseur américain utilise des dollars pour lui acheter des tokens,[11] et que le cours de ces derniers s’effondre rapidement en raison du fait qu’ils n’aient par exemple aucun usage futur dans le fonctionnement du projet qu’ils servent à financer. Dans ce cas précis, le promoteur de cette ICO devra se soumettre à la réglementation nord-américaine et en assumer les conséquences. Il a alors tout intérêt à se prémunir en choisissant une juridiction plus complaisante selon la nature de son token et de l’usage qu’il veut en faire : si ce dernier n’a pas vocation à voir sa valeur augmenter alors son promoteur doit éviter qu’il soit classé en tant que security.
La régulation est-elle un frein…
Toutefois, le besoin de régulation se traduit par une barrière à l’entrée plus élevée. Selon Sebastian Valdecantos, ancien économiste à la CEPAL, « il faut compter actuellement environ cinq cent mille dollars pour lancer une ICO. D’un côté les juridictions coûtent très cher. Pour enregistrer une ICO par exemple en Estonie, qui est une des moins chères il faut débourser soixante-dix mille dollars […] pour les USA le coût devient prohibitif pour une startup. A cela il faut ajouter les frais liés à l’achat des services juridiques d’un avocat et ceux liés à la publicité du projet, au maintien du site, aux salaires de l’équipe qui travaille à temps plein […] et la liste est loin d’être exhaustive »[12]. Autrement dit, pour avoir une chance d’attirer des investisseurs, le ticket d’entrée s’élève à un demi-million de dollars, de quoi décourager une multitude de projets de moindre envergure qui avaient encore une chance de lever des fonds par ce moyen l’an dernier.
Même si une importante barrière à l’entrée permet au régulateur d’écarter les investisseurs les moins avisés (les petits porteurs), ceci pose la question de l’impact d’une trop forte régulation sur le développement des ICO, mais aussi sur celui de la blockchain qui les rend possibles. Si les normes juridiques deviennent trop contraignantes il est possible que d’importantes innovations ne voient jamais le jour. Ceci aurait pour effet de grandement limiter l’afflux de capitaux vers le secteur des crypto-applications et de la technologie blockchain, limitant le potentiel de croissance du secteur.
Le développement de la blockchain est également menacé par une tentative de régulation de la part des Etats portant surla validité juridique des transactions. Cette technologie est censée garantir le transfert d’actifs de manière décentralisée, de pair à pair, et ce de manière totalement sécurisée grâce à l’usage qui est fait de la cryptographie. Ainsi, la blockchain semble rendre possible le rêve libertarien d’éliminer le tiers de confiance, qui implique nécessairement l’existence d’une entité centrale. Dans le cadre du droit des obligations par exemple, la validité des contrats est garantie in fine par un juge. Cela n’est pas le cas des smart contracts ni des transferts de crypto actifs, la blockchain se suffisant à elle-même pour en garantir la sécurité et la validité : le tiers de confiance est remplacé par la confiance dans la technologie et dans les aspects décentralisé et pseudonyme du processus de validation (sur ce point : Bitcoin, altcoins et blockchain : spéculation ou révolution ? BSI Economics 01/02/2018).
Si le pouvoir législatif d’un Etat considérait par exemple que les transactions effectuées sur la blockchain n’ont pas de validité juridique en elles-mêmes, mais que celle-ci doit être garantie par un juge, cela réintroduirait de fait le tiers de confiance dont les promoteurs de cette technologie tentent de se passer. Autrement dit, si la régulation ne s’adapte pas au mieux aux caractéristiques de l’actif qu’elle encadre, cela pourrait ralentir le développement de la blockchain ainsi que celui des innovations qui en dépendent.
… ou un gage de développement futur ?
L’enjeu de la régulation des ICO est donc central. Outre les barrières qu’elle lève à l’entrée de ce marché émergent, si elle n’est pas effectuée avec discernement, elle risque de limiter ce qui pourrait être une révolution technologique majeure.
La régulation revêt toutefois un caractère ambivalent. Si elle risque parfois de limiter l’initiative individuelle dans un premier temps, elle permet souvent la réussite d’un système au niveau collectif, ce qui rend possible la réussite individuelle dans un second temps.
Dans le cas des ICO, la régulation peut aussi se révéler bénéfique. Celle-ci contraint en effet les émetteurs de tokens à construire des projets solides avec des chances de réussite supérieures à celles des ICO non régulées, et participer de la sorte à la mise en place d’un cercle vertueux : s’il est nécessaire de remplir des critères prédéfinis par la juridiction choisie pour lancer une ICO, cela aura pour effet de rassurer les investisseurs et permettra par conséquent à l’émetteur de lever suffisamment de fonds pour mener à bien son projet. Autrement dit, si les investisseurs pensent que le projet va aboutir alors ils le financent, ce qui permet précisément l’aboutissement du projet, leur confiance étant en partie le fruit du fait que les tokens soient « certifiés » par l’autorité financière qui régule la juridiction choisie.
Par ailleurs, le cap du demi-million de dollars (qui est une valeur moyenne) constitue également une sorte de « label de qualité » : pour le dépasser, les promoteurs d’une ICO –cette dernière se fait généralement en deux temps- doivent lever des fonds lors d’une prévente, c’est-à-dire en échangeant leurs tokens contre d’autres crypto-monnaies au cours d’opérations de gré à gré, bien évidemment à très bas prix et avec la promesse qu’ils seront émis en quantité limitée. Cela incite les investisseurs à en acquérir rapidement faisant de ceux-ci des early adopters, ce qui stimule par la même occasion la levée de fonds initiale. Passer la barre des cinq cent mille dollars signifie que le projet a déjà suscité la confiance des investisseurs, ce qui constitue une incitation à investir pour les autres.
Conclusion
Si la régulation des ICO stimule la confiance des investisseurs, ces dernières ont probablement de beaux jours devant elles. Elle doit cependant respecter les mécanismes d’incitation classiques pour ne pas brider le développement d’une technologie qui pourrait bien placer les pionniers aux premières places de la course au progrès technique, élément essentiel pour garantir la croissance à long terme des économies développées (Guellec et Ralle, 2003). Dans cette course les Etats-Unis, la Russie et le Royaume-Uni sont en tête comme l’indique le graphique suivant :
Source : medium.com
Ces trois pays cumulent à eux seuls plus de 40 % de la totalité des ICO effectuées dans le monde. Ils sont toutefois concurrencés par la Suisse et Singapour, deux pays qui n’ont pas tardé à octroyer un cadre légal dans lequel les ICO peuvent évoluer. La France au contraire semble tarder à légiférer et prend le risque de ne jamais pouvoir occuper une position privilégiée inhérente au fait d’avoir rapidement adopté une technologie prometteuse. En effet, faute de proposer un cadre légal favorable aux investisseurs, l’Hexagone risque de voir se développer de très prometteuses innovations ailleurs et se retrouver dans une paradoxale situation de dépendance technologique vis-à-vis d’autres pays pourtant moins développés comme l’Estonie ou la Pologne.
Bibliographie
Articles et ouvrages
Ait-Kassimi, Nassem.,« Les facteurs de succès et d’échec des « ICO » »,Les Echos, 08/03/18
Guellec Dominique, Ralle Pierre, Les nouvelles théories de la croissance,Paris, La Découverte, 2003, 128p.
Thomas G., « États-Unis : audience sénatoriale sur la régulation du secteur des cryptomonnaies », Le journal du Coin (09/02/2018)
Sources statistiques et rapports
– Coin Dance https://coin.dance/stats/blockchain
– Crypto France, Les chiffres du Bitcoin https://www.crypto-france.com/bitcoin-chiffres-statistiques/
– France Stratégie, Rapport surLes enjeuxdes blockchainshttp://www.strategie.gouv.fr/publications/enjeux-blockchains
-Rapport de la SEC : Statement on Cryptocurrencies and Initial Coin Offerings
https://www.sec.gov/news/public-statement/statement-clayton-2017-12-11
-Waba, Whitepaper de Waba.network https://waba.network/wp-content/uploads/2018/06/WABAnetworkWhitePaper.pdf
[1]https://coin.dance/stats/blockchain
[3] Plus on possède de tokens et plus l’on a de voix lors des décisions stratégiques de l’entreprise.
[4]Whitepaper de Waba.networkhttps://waba.network/wp-content/uploads/2018/06/WABAnetworkWhitePaper.pdf
[5] Plus couramment connues sous le terme d’utility tokens.
[6] Rapport de France StratégieLes enjeux des blockchains (21/06/2018) http://www.strategie.gouv.fr/publications/enjeux-blockchains
[7]https://www.lesechos.fr/08/03/2018/lesechos.fr/0301386757259_les-facteurs-de-succes-et-d-echec-des—ico–.htm
[8]https://journalducoin.com/regulation/etats-unis-audience-senatoriale-regulation-secteur-cryptomonnaies/
[9] Rapport de la SEC : Statement on Cryptocurrencies and Initial Coin Offerings (11/12/2017) https://www.sec.gov/news/public-statement/statement-clayton-2017-12-11
[10] Op cit
[11] Si los de la première phase de l’ICO l’on ne peut acheter des tokens qu’au moyen d’autres crypto-monnaies (généralement du bitcoin ou de l’ethereum), à travers des opérations de gré à gré qui constituent la levée de fonds initiale, dans un deuxième temps les tokens sont vendus en monnaie FIAT.
[12] Entretien réalisé auprès de SebastianValdecantos, ancien économiste à la CEPAL, Paris, juillet 2018.