En proie à une dégradation de leurs finances publiques depuis 2010, une majorité de pays émergents ont vu ce phénomène s’aggraver avec la crise du Covid-19 (cf. La Minute BSI Economics). Dans la grande majorité des cas, les pays sont certes parvenus à surmonter la crise de liquidité, toutefois les risques demeurent et menacent tant les gouvernements que leurs créanciers.
Depuis le début de la crise sanitaire l’Argentine, l’Equateur, le Liban et la Zambie ont d’ailleurs déjà fait défaut sur leur dette publique. Si des initiatives à l’œuvre (ISSD, allocation de nouveaux Droits de Tirage Spéciaux) permettraient d’apporter des liquidités aux pays émergents et limiteraient ainsi le risque d’un effet domino, la restructuration de la dette publique de certains pays semblent néanmoins inévitables.
Ces restructurations constituent d’importants défis, ces opérations étant très complexes. Dès lors, deux questions se posent : qui restructurer ? Et comment restructurer ?
Dans ce premier billet, il s’agira de comprendre qui sont les créanciers externes des Etats, quel est leur poids et quelles sont les enjeux ?
Les créanciers de la dette extérieure publique et garantie par le public (PPG)
Il existe trois grandes catégories de créanciers externes :
- Bilatéraux (Etats, agences de crédits à l’export) ;
- Multilatéraux (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale, etc.) et ;
- Privés (Institutions financières privées, entreprises).
Les deux premiers (les créanciers officiels) proposent généralement des solutions de crédit à des conditions plus avantageuses (taux d’intérêt plus faibles, maturités plus longues) que les créanciers privés. Dans le cadre du grand mouvement de restructuration des dettes publiques en Afrique Subsaharienne durant les années 2000, ce sont ces créanciers qui ont été sollicités (l’endettement public est passé en moyenne de 66 % du PIB en 2000 à 24 % en 2008).
Entre 2006 et 2019, la part de ces créanciers dans la structure de la dette externe PPG a eu tendance à évoluer. Pour les pays émergents avec une notation souveraine dite spéculative[1], la part moyenne des créanciers multilatéraux a baissé, passant de 45 % du total en 2006 à 33 % en 2019, tandis que celles des créanciers bilatéraux augmentaient de 22 % à 28 % et pour les créanciers privés de 33 % à 39 %.
Cette évolution peut s’expliquer par le fait que lorsque les créanciers multilatéraux accordent des prêts, ces derniers sont généralement assortis de conditions sur la mise en place de réformes, parfois contraignantes, ce que n’exigent pas directement les créanciers privés. Dès lors une substitution progressive vers ce type de créanciers a été observée. Depuis 2010, de nouveaux créanciers bilatéraux, non-membres du Club de Paris, ont également pris de l’importance (Chine, Pays du Golfe) mais avec des conditions d’endettement parfois opaques.
Quelles implications de la mutation de la structure des créanciers ?
Cette évolution est importante, car en cas de restructuration, il est parfois plus difficile d’impliquer les créanciers privés. A ce stade, les créanciers privés ne participent pas (ou peu) aux récents allègements de dette (ISSD). Or, leur participation semble inévitable pour des restructurations efficaces. De plus, des pays ne seraient pas nécessairement favorables à restructurer ces créanciers. A court terme, ils craignent que cela se traduise par une dégradation de leur notation souveraine ; à long terme, un défaut a tendance à envoyer un signal négatif, qui se traduit généralement par des primes de risques plus élevées.
En outre, le fort niveau d’opacité sur les contours de l’endettement bilatéral avec certains pays peut poser un problème d’équité de traitement des créanciers. Si la Chine est désormais entrée dans les négociations aux côtés du Club de Paris, le manque de transparence continuera de rendre difficile la restructuration de la dette bilatérale.
Un groupe de pays à risque
Si les données relatives à l’endettement vis-à-vis de la Chine restent à ce jour difficilement exploitables, les données de l’Université Johns Hopkinset de Aidata mettent en avant la forte dépendance de plusieurs pays (Angola, Congo, Ethiopie, Sénégal, RDC, Zambie) à ce seul créancier.
Sur le graphique 1, les pays dans la partie haute présentaient un niveau d’endettement extérieur PPG en % du PIB élevé en 2019 (soit un niveau de risque potentiellement significatif, et ce avant même la crise du Covid-19). Plus un pays est situé à droite, plus la part des créanciers non officiels dans le total de la dette extérieure PPG est élevée, soit potentiellement des difficultés importantes pour restructurer des créanciers majoritairement privés.
Sur le graphique 2, la logique est similaire et concerne cette fois ci le service de la dette extérieure PPG[2] pour 2022, selon la Banque Mondiale. Cette approche permet d’identifier les pays qui feront face à un service élevé (en haut) et pour qui une augmentation des besoins de financements extérieurs publics pourrait provoquer un risque de liquidité, voire de solvabilité. Une situation d’autant plus préoccupante quand ces montants sont dus à des créanciers non officiels (à droite).
A l’aune de ces seules données, les pays plus vulnérables et potentiellement sujets à des restructurations plus délicates, étant donné la part non négligeable des créanciers privés, sont : l’Angola, le Cap-Vert, l’Equateur, la Jamaïque, la Jordanie, la Mongolie, le Mozambique, le Sri Lanka, la Tunisie et la Zambie.
Les différents types de créanciers impliquent des formes diverses d’endettement. Ce point fera l’objet d’un second article de BSI Economics : « Comment restructurer ? ». Ce second opus se montrera complémentaire et permettra de mieux saisir quels sont les autres enjeux autour de la restructuration des dettes publiques des pays émergents.
Article co-rédigé par Victor Lequillerier, Leila Menane et Lina Bourassi